Voltaire
jouit du même privilège que Victor Hugo : il a tant écrit
qu’on trouvera nécessairement chez lui des choses intéressantes.
« Choses intéressantes »
et non pas « belles choses » car il ne semble rien de
plus éloigné de Voltaire que la beauté et son soucis. Ce
n’est pas tant que le « beau » ne serait pas à
l’honneur au XVIIIe siècle, rien n’est moins faux, mais
l’utilitarisme voltairien le méprise.
Plus encore qu’un parti pris intellectuel, le goût
voltairien y est étranger. Qu’on lise (il est impossible de tout
lire, à moins d’y perdre son temps) des passages de La
Henriade,
les fameux contes philosophiques, un peu de son théâtre (Zaïre),
on
trouvera du juste, du bel esprit, de « l’intéressant »
(qui signifie aussi
« émouvant » au XVIIIe siècle et
qui a toujours, chez Voltaire, son sens moderne),
mais qui y débusquera du beau ? « Admiration et
plaisir », voilà ce que Voltaire oppose au « beau ».
Voilà ce qui est, en effet, bien plus compréhensible, et qui ne va
pas fricoter, soit par paresse (puisqu’on l’invoque quand on ne
sait pas définir précisément) soit par mysticisme, avec la
« métaphysique » et ses idoles. Et, par là (comme
par quelques ailleurs),
on salue volontiers
Voltaire. Mais ce n’est pas tant pour échapper aux pièges des
arrières-mondes
que Voltaire renie le beau, que parce qu’il aime le laid.
Pétris
de XIXe siècle comme nous le sommes, de Charles
Baudelaire, de Joris-Karl
Huysmans, et encore, au
XXe siècle, de Georges
Bataille, nous faisons du
laid quelque chose de beau. Des fleurs du laid, du laid de l’extase,
du laid apophatique. Mais le
laid de Voltaire n’est pas sublimé, n’a pas besoin d’être
sublimée, refuse d’être sublimé. C’est
du laid à l’état brut. Dérangeant, grossier, vulgaire, immonde,
cru.
Prenons,
puisque tout le monde
connaît, Candide.
Candide
est d’une laideur assommante.
Tout se cristallise dans
Cunégonde. Ce personnage de jeune fille, dans
une parodie cruelle, qui est une satire autant du genre romanesque
que de la femme elle-même (et parmi les énigmes les plus épaisses
qui entourent l’amant, pendant quinze ans, d’Émilie
du Châtelet, celle de sa misogynie n’est pas la moindre),
fait
l’objet de toutes les pires les pires saletés, les
pires saloperies qu’on peut
énoncer. Viol, mutilation,
bassesse. Jusque dans son prénom.
Du Sade avant l’heure, mais sans l’entreprise de destruction
essentialiste sadienne
(quoique?), mais avec une
complaisance dans le sordide qui ne peut qu’étonner. Difficile
de pointer par un terme adéquat le comportement de
l’écrivain (nous ne jouerons pas ici le jeu narratologique)
à l’égard de Cunégonde : on voudrait dire « gauloiserie »,
et cela renverrait au moins à la tradition du fabliau et à
l’ascendance de Rabelais sur Voltaire, ce qui serait pertinent. On
voudrait dire « sordide », mais depuis les
« sordissimae » de Pascal Quignard, le terme paraît trop
valorisant pour l’attitude voltairienne. Cette
gêne lexicale confère à la
chose un intérêt qu’elle ne semblait pas avoir jusque-là. C’est
cru. C’est sale. C’est laid. Une
fois n’est pas coutume, c’est Alfred de Musset qui nous offre
sans doute le juste vocable, que Valéry même citera :
« hideux ».
Oui, Voltaire est hideux. Et
c’est presque une preuve contre le système platonicien qui, en
prétendant que le Bien est le Beau, refuse qu’on fasse du Laid
sans vouloir, in fine,
un Beau, comme on ne peut
désirer le Mal sans penser,
in fine, que c’est
mieux que le Bien, et
donc qu’il s’agit toujours,
en faisant le Mal de faire le Bien.
Ici, c’est laid et c’est
bien. La distinction est salvatrice.
Fallait-il
en passer par là ?
Et même : n’est-ce pas échouer par une réussite trop
parfaite ? En tous cas,
un inconvénient s’impose :
si la valeur d’une œuvre vient de l’« admiration »
et du « plaisir », la laideur contrecarre la première et
déjoue le second.
On
pourrait alors
faire du « beau » une utilité. C’est le De
Natura rerum de Lucrèce. La
comédie de Molière, un principe du Grand Siècle : placere
et docere, « plaire
et instruire ». Mais
c’est bien à cause de
la « beauté » que le
principe d’utilité échoue.
Par la beauté que tout objectif ou volonté utilitariste dégonfle.
Or, toute l’ambivalence
réside dans ce phénomène : rien n’entrave plus l’objectif
d’être utile que la volonté d’être utile.
Certainement on ne sera jamais autant utile à l’humanité
(puisqu’il s’agit de cela
ici) qu’en évitant d’être
utile.
Toute
finalité est une souffrance, une violence, une domination. Toute
finalité impose un « principe », et tout principe
(archè) est une
torsion, une torture. Rien
n’est inutile en soi, même ce qui prétend l’être,
et il m’a toujours semblé qu’aucune tendance artistique n’était
si puissamment
politique que L’Art
pour l’Art.
Nous
ne nous aventurerons pas dans le labyrinthe des définitions du
« beau ». Et nous nous astreindrons à quelques banalités
fortes, comme peut-être celle-ci. Le
beau est l’amour. L’attraction absolue,
c’est-à-dire déliante,
jusqu’à extraire le « soi » du « moi ».
L’énergie vitale qui fait
se mouvoir le soleil et nous autres étoiles : le « soi »).
La particularité sociologique : le « moi ». Le
« moi » est toujours incomplet, discontinu, enclavé.
Souvent frustré. Si on veut, on peut dire que le beau nous
hypnotise. Une
transcendance toute matérielle, simplement matérielle.
La concentration en nous de l’énergie est si puissante qu’elle
évide les données du moi
(même si, évidemment, sans ce moi, il n’y aurait pas de
« beau » : comment peut-on concevoir de
« puissance » sans « forme »?). Elle l’évide
dans une mesure plus ou moins grande et complète, ne trouvant
peut-être (mais ce n’est pas sûr) son accomplissement dans ce
qu’on a pu appeler la « petite mort » (l’abolition de
la forme « moi » nous réduit à l’état médicalement
végétatif, et, à son terme, à la mort). Mais, dans
l’état d’hypnose ou d’extase, l’énergie moule notre
conscience à sa dimension.
Ainsi, en
nous vidant, nous sommes remplis.
Nous sommes remplis et nous sommes autre.
Il nous fait autre. Il nous fait l’Autre.
Nerval, l’Autre par excellence, est la Beauté par excellence. Et
Rimbaud n’a-t-il pas saisi l’aporie de ses affirmations
adolescentes en arrêtant d’écrire ? Car même
les Comprachicos qui se cultivent les verrues sur la face sont
beaux : ils sont épiques, lointains, ils nous invitent à ne
plus être nous.
Or
Voltaire est le « moi » par excellence. C’est
le combat, la frustration, l’énergie brutale, qui va jusqu’au
cynisme, c’est-à-dire au
mépris des mœurs (« Voltaire, c’est 89 »).
L’ego. Le cabotin bastonné
que la hargne excite. Presque dialectique, la hideur qui renverse la
hideur (Paul Valéry, reprenant Alfred de Musset, donc, prononça :
« Ce sourire
hideux
éclaira, esquissa la ruine de maintes choses hideuses. »).
Mais rien de beau. Or, dans tous ses combats, dans toutes ses œuvres,
quelle influence ont eu ses fictions, ses contes, son théâtre
même ? C’est-à-dire ce qu’on étudie aujourd’hui, ce que
nous faisons étudier ? Sans doute, si cette partie de l’oeuvre
était toujours effectivement
subversive, elle ne serait enseignée nulle part. Pire :
en l’institutionnalisant par ses contes, est anesthésiée la
charge subversive de son rôle politique, alors que tout le monde
appelle à un nouveau 89. Ce rôle politique devient anecdotique. Son
infatigable énergie politique devient anecdotique. Et sa hideur
vaccine de sa subversivité.
**