Beauvoir
toujours, La
Force de l’âge,
toujours aussi lumineux. L’écriture des randonnées, pendant la
période rouennaise. Pages nombreuses,
généreuses, saisissantes
sur la marche (que la petite collection de Mercure de France, Le
goût de…,
sur
ce thème,
ne semble pas avoir reprises).
On
rencontre, au fil
des pages, Génica Athanasiou (mais plus Artaud pour l’instant),
Sylvia Bataille, mais pas son mari, avec cette précision
enrichissante
qu’elle apparaît, pour Beauvoir, comme une vedette auréolée de
paillettes. Il
faut imaginer Georges Bataille, loin de l’angoisse de Le
Bleu du ciel
ou de L’Expérience
intérieure
(ouvrage de guerre cependant, il faut le rappeler), loin
de la folie fière qui le poursuit depuis l’abandon sous les bombes
de son père aveugle et paraplégique,
traînant sur les tournages de Jean Renoir et
sous les feux de la rampe
(il apparaît en curé, au côté d’Henri Cartier-Bresson, dans Une
partie de campagne de
1936), aussi
bien que
dans les salons de Jacques Lacan (qui épousera Sylvia en 1953). Ce
trio fait
l’objet d’un récit de Bataille, dans L’Impossible,
intitulé sympathiquement « Histoire de rats » (1947).
Ces « rats » faisant référence à Freud, mais aussi à
Proust qui faisait piquer, selon
un rituel pervers,
des « rats » qui symboliseraient ses parents (selon
George D. Painter).
Simone
de
Beauvoir
signale aussi les crimes de la Cagoule, dont l’assassinat des
frères Rosselli, fondateurs du mouvement antifasciste « Justice
et Liberté », qui, pour nous, évoque les larmes d’une
petite fille de sept ans, Amelia
Rosselli,
qui perd ainsi son père et commence une vie qui s’achèvera par
une défenestration à Rome, soixante ans plus tard.
Grâce
à ses connaissances, Sartre finit par publier La
Nausée
(qu’il voulait intituler Melancholia
en référence à Dürer – un titre plus juste sans doute, mais
Sartre est prêt à corriger ce qu’on lui demande pour être
publié), quoiqu’on lui reproche l’aspect caricatural du
personnage de l’autodidacte (qui
frappa
même un lecteur de seize
ou dix-sept
ans).
On
reproche à Sartre de n’être pas un écrivain. On lui reproche
aussi, parfois, de n’être pas un philosophe. Il faut être bien
infatué
et inconsistant pour
colporter de telles vilenies.
Chez
Beauvoir (mais
chez Sartre aussi),
l’importance
du personnage paraît
exagérée. Tout se construit sur la réalité de certains de ces
personnages à partir desquels le monde est vécu, appréhendé
(Hemingway leur sert de parangon). L’exigence phénoménologique de
l’existentialisme se manifeste avec une foi démesurée dans la
littérature (puisque c’est l’art par excellence pour Beauvoir et
Sartre). Pour le dire autrement, c’est l’humain qui est au centre
du monde, même si cet humain est incomplet, traversé d’absurdité,
en lutte constante (si l’existence est un humanisme, c’est un
humanisme angoissé, inquiet – mélancolique,
à
entendre selon Dürer, donc, mais aussi selon les lettres du Tasse
était mélancolique). Les pages à
propos de
L’Invitée
concentrent l’expression de cette foi dans le personnage. Vision
datée (mais quoi ne l’est pas?) quand nous voudrions davantage
exprimer des agencements dans lesquels le personnage n’aurait pas
plus d’importance qu’un lieu, une date, ou même un objet du
décor ?
Beaucoup
de perles, dont cette citation impromptue,
reprise dans le film La
Classe Américaine : Le Grand détournement d’Hazanavicius
et Mézerette
(1993),
dont je croyais qu’elle était issue : « La locomotive
de ma passion roule sur les rails de votre indifférence »
(p.584) Recherche rapide et infructueuse sur Internet (penser à
demander aux Guichets du Savoir de la bibliothèque de Lyon).
Pour
écouter
Don
Giovanni,
je lance la version filmée de Losey. Les dessins spectaculaires du
générique me
retiennent
devant
l’écran.
Et plus encore la citation de Gramsci, que je relis attentivement.
« Il vecchio muore, il nuovo non può nascere e in questo
interregno si verificano i fenomeni morbosi più svariati. »
(L’ancien meurt, le nouveau ne peut naître et dans cet interrègne
se vérifient les phénomènes morbides les plus variés). On aura
commenté beaucoup cet exergue. Comme, par ailleurs, je feuillette
Conjurer
la peur, essai sur la force politique des images
de Patrick Boucheron sur Sienne en 1338, à partir des fresques des
Lorenzetti, et que j’y lis, en substance, que Sienne était engagé
dans un déclin, « irrémédiablement », je pense que
c’est notre époque qui conjure sa propre peur de son propre déclin
en l’annonçant sans cesse, en l’analysant aussi bien chez
elle-même que chez les autres (l’étude du déclin de Venise est
une science à part entière, et il ne serait pas étonnant que
certains le fassent remonter aux temps mêmes où Venise n’était
qu’un marécage : comme si on découvrait que toute naissance
était vouée à une mort – ou
qu’on pouvait faire chauffer de l’eau…). Mais,
par le choix de cette citation, Losey exprime une plus riche
épaisseur (tant dans l’historicisme imposé par l’auteur
marxiste, que par la symbolique du choix de cet auteur, ou encore par
le choix de cet auteur pour ouvrir un opéra de Mozart, et plus
encore pour le Don
Giovanni,
etc.). L’ouverture de Mozart (mais il est toujours dommage de ne
pas donner à Lorenzo da Ponte toute la place qui lui revient)
mélange l’angoisse la plus métaphysique (ou, pour rester dans
l’esprit de Beauvoir, « existentielle ») et la joie la
plus aiguë. Rappelle par
là
celle de Tannhaüser.
Il
est difficile d’apprécier d’autres versions du Don
Giovanni
quand on connaît celle de Losey. Ingmar Bergman, avec La
flûte enchantée (1975),
n’a pas eu autant de bonheur, ni même le suprême Tarkovsky avec
Boris
Godunov (1983).
Enfin, comme dans Eva,
Losey parvient à filmer Venise, ce qui est un exploit.
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