Le
Bauhaus
de
Dessau par Walter Gropius. Film documentaire sur l’architecture
(Arte/rmn). Beau petit film d’une demi-heure qui nous fait voir
l’architecture de la mythique école
et
nous permet
de
circuler dedans et autour. Avec le recul historique, le Bauhaus ne
peut se présenter que d’une manière distordue, comme un bâton
rompu par la surface de l’eau, qu’il est difficile de rétablir.
Puisque Walter Gropius, par ce bâtiment, a cherché à concilier art
et quotidien en s’appuyant sur l’industrie, et que ce premier
geste ne peut apparaître
aujourd’hui
que selon des contradictions irréconciliables. Difficile de
s’empêcher, en effet,
de
juger politiquement les différents principes du Bauhaus. D’un
côté, l’art ramené au quotidien, qui est une idée saine (les
Arts
& Crafts
de
Ruskin, et surtout de William Morris, avaient la même exigence et,
par leur refus catégorique
de
l’industrie au profit de l’artisanat ont aujourd’hui le vent en
poupe – Anselm Jappe comme Annie Le Brun en parlent…). De
l’autre, l’inspiration puisée chez les industriels, jusqu’à
l’admiration de Gropius pour Henry Ford (à qui il empruntera la
terrible dissociation laborieuse dans la construction du bâtiment de
Dessau qui devait tenir – et a tenu – des délais très stricts)
qui, on le sait, inspira aussi les camps de concentration nazis.
Gropius, par ailleurs, finit sa carrière dans ces États-Unis qu’il
admirait tant. Or, c’est bien ce double mouvement qui crée un
dissonance aiguë : ce qui a été un geste d’émancipation
par rapport au passé
(ramener
l’art au quotidien, tenter de le rendre accessible à tous – ce
qui, finalement, n’a jamais été vraiment le cas) est aussi un
geste d’accompagnement de ce
qui
fait souffrir les humains, des usines
à
Dachau, d’Auschwitz aux noyés de la mer méditerranée, bref
de
ce qui déshumanise
les
rapports humains. Sans doute était-ce de croire à la potentialité
émancipatrice de l’automatisation des tâches, de la
rationalisation fragmentarisante des gestes productifs qui est
l’erreur
principale
de
Walter Gropius, et du Bauhaus, comme elle le sera chez le Corbusier
et toute l’architecture internationale. Mais il y sans doute
autre
chose, encore, de plus profond : Walter Gropius était empreint
des idées qui ont conduit au génocide des Juifs (dont, par
ailleurs, il est). Car n’est-ce
pas
cette
rationalisation à outrance, transcendante par rapport au désordre
inhérent de l’humanité qui a permis tant de morts en si peu de
temps ? N’est-ce pas l’affirmation de la primauté de la
raison pure sur le sentiment,
qui
va de pair avec la
croyance
en un progrès sans fin, qui ont fait et font encore
le
malheur et les drames de nos siècles ? Vouloir faire passer la
société et ses individus au tamis de la mise en ordre ?
L’encadrement ? La marche forcée ? Cette négation de
l’antisociabilité de l’humain se décline de manière très
concrète dans l’architecture du Bauhaus (rien ne manifeste mieux
les idées d’une époque que son architecture).
Au
Bauhaus, tout
doit se voir :
pas d’intimité, pas de lieu de retrait. Le bureau du directeur
(Gropius lui-même) est au centre et permet, d’un coup d’œil,
d’embrasser tous les espaces de l’école (cette absence
d’intimité est évoquée très ingénieusement
par
le documentaire). Nous sommes dans
le
panoptique. La concrétisation d’un système de surveillance d’une
société disciplinaire. Il serait inexact de condamner tout le
Bauhaus à cause de cela : Walter Gropius n’était pas seul
(et il serait tout aussi outré de condamner tout Walter Gropius pour
cette idée condamnable) et certains des professeurs n’appréciaient
guère cet aspect de l’école. Le documentaire évoque Paul Klee,
mal
à
l’aise dans son atelier (à quelques centaines de mètres de
l’école), et Kandinsky faisant peindre les grands ensembles vitrés
de sa demeure qu’il trouvait trop exposée aux
passants…
Ces aspects du Bauhaus ont donné ce qu’il a de plus triste dans
notre « système des objets » (étudié avec précision
par Jean Baudrillard dans un livre qui porte ce titre). Il est
presque cocasse de constater combien l’enseigne Ikea est
l’héritière du Bauhaus : design, ergonomie, coûts bas. On
condamnerait déjà le Bauhaus pour cela : car si Ikea offre des
solutions peu coûteuses, et, pour tout dire, astucieuses et
intelligentes, en terme d’aménagement, de meubles, d’art
appliqué
et
de coût
(ce
qui avait été fatal aux Arts
& Crafts
artisanaux),
c’est au prix
de
l’exploitation, à l’échelle mondiale, de femmes, d’hommes et
même
d’enfants…
L’ignorer et le niais est assez salaud.
Mais
le Bauhaus pourrait offrir autre chose : un savoir-faire
populaire, la diffusion des techniques auprès du quidam afin de
l’encourager, quel que soit son milieu social et sa culture, à
penser
et s’approprier davantage encore qu’il ne le fait (car il le
fait)
son
quotidien, les objets et l’environnement qui l’entourent. Mais
cela demanderait un abandon de la marchandise, et de l’impératif
de production qui règne comme un roi d’Ancien Régime sur nos
sociétés actuelles.
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