Lundi
21 janvier 2019
Mort
du conte de Paris, descendant du frère de Louis XVI, prétendant au
trône de France. Le jour même de la commémoration de la
décapitation de Louis XVI, que Georges Bataille et ses amis
d’Acéphale ne manquaient pas de célébrer. Drôle de date, pour
un héritier déchu, pour mourir. Comme s’il était mort deux fois
le même jour. J’entends, dans l’émission de Charles
Dantzig,
que Stendhal était, à
son époque,
le seul écrivain « majeur » (on se demande, au passage,
ce que ce poncif signifie) à se réjouir de cette mise à mort.
Lundi
28 janvier 2019
La
force de l’âge,
Simone de Beauvoir. Plaisir dans la clarté, ou plutôt dans la
subtilité à la fois clairvoyante et lumineuse de la prose. Une
exigence de l’expression. On
pourrait dire, en reprenant le titre de Ponge, une rage
de l’expression. Cette volonté de dire
(« du »
dire).
De dire la réalité, d’atteindre la réalité par le dire. Une
exigence de la
formulation qui
sent l’agrégée de philosophie et la philosophe, mais
qui a quelque chose d’agréable ; presque
de
cathartique.
À
cela s’ajoute le plaisir,
bien sûr, des anecdotes (déjà,
dans Mémoires
d’une jeune fille rangée,
l’évocation
de
Merleau-Ponty – Pradelle – et
de son triste amour avec
Zaza,
de
sa
pusillanimité, était saisissante).
Sur
Sartre, dans sa fragilité, ses ridicules, sa force humaine. L’enjeu
de l’anecdote est à considérer dans sa largeur : par exemple
celle de la profanation de la tombe de Chateaubriand, quand Sartre
pisse dessus. La note (de Jean-Louis Jeannelle je crois) rapporte
positivement la réaction
de Mauriac à
la lecture de cet épisode : « Cette miction sartrienne
est aussi importante pour moi, dans l’histoire littéraire, que,
pour Goethe, le canon de Valmy : c’est une ère nouvelle qui
commence, celle du crachat ou du pipi sur les tombes illustres. »
(S’il
savait à
quel point la littérature était devenue un sous-produit de
consommation superficielle, il
jugerait
cette « miction » plutôt un
bon signe…).
On
méconnaît trop l’anarchisme du jeune Sartre : on n’accepte
pas qu’un philosophe si brillant, un
pur produit de son milieu, du reste, un normalien, un copain de tout
le monde littéraire d’alors, et bientôt bien plus, puisse avoir
ce genre d’enfantillages. Comme le dernier des étudiants de
psycho, le normalien boit et vomit d’avoir trop bu le samedi soir
dans ses petites fêtes parisiennes.
Au-delà
de cette anecdote qui n’a pas l’importance que voudrait lui
prêter Mauriac, les mémoires de Beauvoir éclairent surtout, pour
nous, le
romantisme
de Sartre. Romantisme
en ce qu’il prête à la littérature un pouvoir individuel
d’émancipation, par-dessus toute autre forme d’activité.
Romantisme,
donc, dans
sa
profession de foi dans l’écriture. Si le couple est
sensible à
la phénoménologie, que
la présence de l’objet (conflictuelle chez Sartre, plus
diversifiée
chez Beauvoir) est
une exigence principielle,
les
deux partenaires
continuent
à soumettre la vie à cette littérature. Sartre (qui
l’encourage pressement d’écrire),
plus ou
plus tôt
que Beauvoir. Cet attachement au fait littéraire comme fait
existentiel est une constante du XXe siècle. Foucault,
au
bout
de son parcours (parcours interrompu trop tôt), notera et commencera
à analyser cette fin de la littérature d’auteur comme moyen
d’aventure occidentale (épistémologie).
Ce
n’est plus dans le discours (verbal, si on permet une tautologie
qui n’en est pas vraiment une) que se joue la pensée. C’est
ailleurs : dans l’image peut-être, dans les moyens de
relation entre les individus (moyens de communication, moyens de
surveillance, moyens
d’échange, etc.).
D’autres
passages (nous ne pouvons
les citer tous) sont fantastiques. Précieuses, les
indications de
Simone
de Beauvoir
sur
Antonin Artaud.
Deux fois pour l’instant. La
première,
alors qu’il félicite Camille que tout le monde blâme d’avoir
été trop expansive sur scène, et ridicule au
regard de beaucoup :
« Camille
resplendissait et elle défendait son rôle avec une conviction qui
forçait la sympathie ; cependant, quand elle se roula sur le
sol en hurlant : « J’ai voulu mordre à pleines dents
dans la chair lymphatique de la vie ! » le public éclata
de rire ; à la fin, le rideau tomba au milieu des huées. Mme
Dullin courait dans les coulisses en clamant : « L’Atelier
s’est déshonoré ! » Seul, Antonin Artaud serra les
mains de Camille en parlant de chef-d’œuvre. »
Et
on
reconnaît
bien là l’auteur du Théâtre
et son Double,
de Pour
en finir avec le jugement de Dieu,
qui fait rire et qui angoisse, dans un
engagement total de
l’individu-sur-scène (de l’individu-étant-au-monde),
qui
ne peut paraître qu’outrancier,
jusqu’à rompre la
tolérance du
public, selon
le critère classiste du « bon goût ».
Par
ailleurs, ce mélange de rire et d’angoisse, peut être ajouté
à la liste des affinités entre Antonin Artaud et Georges Bataille.
La
deuxième occurrence est d’une justesse qui prouve, si besoin
encore était, la limpidité intellectuelle de Beauvoir :
« Le non-sense triomphait
chez les Marx Brothers : aucun clown n’avait mis en pièces de
façon aussi ahurissante la vraisemblance et la logique ; dans
la N.R.F.,
Antonin
Artaud les porta aux nues : leur loufoquerie atteignait,
disait-il, à la profondeur des délires oniriques. »
Voilà
où Beauvoir et Artaud se rencontrent.
Rencontre
a
priori inattendue !
Et pourtant, par une rapide recherche, je constate qu’Artaud avait
été
proche
de
Poupette, Hélène
de Beauvoir,
la cadette du Castor.
Je
vois sur Internet qu’une
lettre manuscrite a été vendue 4000 euros : « Ma
chère Poupette, J'envoie à l'ange de la résurrection ce message
d'éternel amour… Les hommes m'ont fait beaucoup de mal. Vous m'en
avez fait aussi pour votre part mais je vous le pardonne en fonction
du bien que vous m'avez fait et dont le souvenir est la dernière
chose qui me rafraîchisse encore un peu le cœur… Sonia (Mossé) a
fait de vous un dessin un portrait, qui vous montre aussi belle aussi
merveilleuse aussi fascinante que vous êtes aussi étonnante que
vous vous dégagerez au dessus des turpitudes et des vilénies d'un
monde qui a pour jamais vilipendé le bien. Patience le jour de la
résurrection est proche, moi j'attends la résurrection. »
Artaud aurait rencontré Hélène, qui
y
fréquentait
les cours de dessin,
à Montparnasse. Paranoïaque,
fort,
Artaud ne voit alors une solution à
son mal (et à celui du monde auquel il est inextricablement attaché)
que dans la vertu.
Le texte de
Beauvoir
a été rédigé
en 1956-8.
Qu’est-ce
qui fait qu’Artaud s’invite dans le texte de Beauvoir à cette
époque ? Aucune
note ne vient nous éclairer. Tant pis. Oui, présence
toujours
précieuse d’Artaud. Comme
dans la correspondance entre Casarès et Camus où la jeune
femme,
qui interprète Pour
en finir avec le jugement de dieu,
dit
avoir hâte de passer à un texte de Saint-John Perse, qu’elle
préfère…
Les
poésies de Marceline Desbordes-Valmore, choisies et préfacées par
Yves Bonnefoy. Inspirée de Chénier (parmi ceux que je connais),
inspirera Verlaine. Musicalité puissante. Pensées
originales. En fait, c’est bien cette originalité qui est
saisissante. Comme un monde nouveau.
Aragon.
Le
Fou d’Elsa.
Aurélien.
Matisse.
Écrit beaucoup trop. Des fulgurances indéniables, des longueurs
insupportables. Une pensée qui s’étale, épaisse, gluante, vite
dégoûtante.
Cette pensée lente et trop grasse semble fournir une explication aux
positions politiques déplorables
de son auteur. Mais c’est sûrement un raccourci.
Art
contemporain.
Pourquoi
la grande
majorité des productions dites artistiques contemporaines laisse
indifférent, quand ce n’est pire ?
Non pas parce qu’elles seraient trop déconcertantes, mais au
contraire parce qu’elles renvoient à des formules déjà bien
connues. Deux remarques : certaines productions aux formules
connues n’en sont pas moins touchantes (il n’a jamais été
nécessaire de faire du nouveau pour déconcerter) ; depuis
l’avènement de l’art individualiste bourgeois (après la chute
de Napoléon, pourrions-nous dire
schématiquement)
et certainement même depuis l’avènement de l’art en tant que
production individuelle (la fin du Gothique et la pré-Renaissance),
il est certain que la plupart des productions dites artistiques d’une
époque déplaisent
à ceux qui, dans leur époque, sont sensibles à l’inacceptable
(misère
humaine qu’entraîne toute hégémonie).
Enfin, il faut affirmer que le goût n’est plus le critère (qu’il
n’y a donc plus de jugement qui se voudrait « objectif »
et « impartial »),
mais que
l’expérience
de la production est
ce qui est privilégiée
depuis l’avènement de la société industrielle.
C’est
notre rapport au monde, par
la production, qui
compte.
Que
cette production
soit artistique, ou non. Ce
qu’on appelle « art contemporain » n’est qu’une
manifestation de la Valeur, comme tout produit « de
consommation » l’est : un jouet, un fusil, un litre de
lait, une voiture, etc.
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