Zoran
Music à Dachau, la barbarie ordinaire,
Jean Clair (2001/2018,
Arléa).
Au moins deux idées soulevées par Jean Clair qu’on voit trop peu
exprimées : l’importance de la mort dans la vie (et sa
connaissance – connaissance nécessairement paradoxale –
limitée) ; la victoire du nazisme, non pas dans les faits de
guerre,
mais dans les esprits et
la société.
Si la première idée est sans doute la plus importante, la plus
fondamentale (Jean Clair, dont on n’imaginait pas le talent,
s’oppose, avec élégance, à Quignard), la seconde est la plus
spectaculaire et provocatrice. Elle doit s’articuler avec la
réflexion qui n’a qu’à peine débuté sur l’impossibilité de
créer après Auschwitz, selon
l’axiome d’Adorno ;
nous pourrions dire sur l’impossibilité d’accepter la société
européenne (et occidentale) après Auschwitz sans un changement
radical qui aboutirait à l’expérimentation sans cesse renouvelée
d’un vivre-ensemble dans l’accueil de l’autre, dans le refus de
la blessure, de la domination, de la hiérarchie, de la douleur :
bref, dans le refus de tout ce qui a donné le nazisme. Jean Clair,
pour l’instant, souligne les continuités du nazisme dans notre vie
quotidienne, dans l’organisation de la société. S’il relève un
certain nombre de termes officiels
qui déshumanisent les individus comme les nazis déshumanisaient les
prisonniers,
il ne s’agit évidemment pas que d’une question de mots : ce
sont des pratiques quotidiennes d’organisation, de rapports entre
les gens, qui sont en fait bel
et bien
en question. Quand
on parle de « ressources humaines » pour parler de
personnes, on rend plus facile des comportements qui ne prennent pas
en compte la vie et le bien-être de chacun. Mais, à dire cela, il y
a comme une sorte de naïveté qu’on voudrait nous reprocher :
la déshumanité de la société est ancrée en chacun, et c’est
pour cela non seulement que les pires abjections peuvent se perpétuer
à la vue et
au su de
tous, mais qu’en plus l’humanité pourra bien disparaître sans
qu’il faille le regretter.
Mais
revenons un instant sur la première idée : l’importance de
la mort. L’idée
de Jean Clair, qu’on retrouve chez Zoran Music, qu’on retrouve
chez Boris Pahor est que la mort impose la figuration. Jean Clair
fait référence à Pascal
Quignard qui,
pour sa part, explique que c’est l’image manquante, celle de
notre conception, qui impose la figuration.
D’une
manière assez radicale, ces artistes refusent l’abstraction qui
(comme le dit Boris Pahor dans l’introduction d’une exposition de
Music) leur paraît « insatisfaisante ».
Nous avions, pour notre part, rapproché
cette image manquante – et le principe d’incomplétude – à un
besoin de « narration ». Mais la figuration est-elle
dissociable de la narration ? S’il peut y avoir narration dans
l’abstraction, peut-il y avoir figuration sans narration ?
Rien n’est moins sûr. Jean
Clair, qui ne semble pas s’intéresser à cet aspect de la
question, écrit : « La scène primitive serait la scène
figurative. Donner figure à ce qui ne peut pas se laisser voir
(Pascal Quignard, « Images entêtées », in Picasso
érotique,
catalogue d’exposition, Paris, RMN, 2001). L’énigme du premier
rapport sexuel au regard de l’enfant, qui ne peut dire ce qu’il
imagine. Le premier accouplement, alors que nous ne possédions pas
encore de mots pour le décrire, aurait fait naître en nous le
besoin de figurer. Et si c’était plutôt la scène dernière ?
Si c’était la mort, plus invisible, plus insoutenable que le
soleil et la copulation ? La mort, mystère plus grand que la
sexualité, a fait naître en nous, impérieux, le besoin de ce que,
aujourd’hui, nous appelons ‘‘art’’. » (p.46) Cette
mort « plus insoutenable que le soleil et la copulation »
rappelle le bel aphorism,e, le
26 de l’édition de 1678
de La Rochefoucauld qui plaisait tant à Georges Bataille : « Le
soleil ni
la mort ne se peuvent regarder fixement. »
Mais n’y a-t-il justement pas un paradoxe indépassable, une
aporie, à vouloir connaître la mort par la figuration ? Ne
nous rapprochons pas mieux
d’elle
par l’abstraction ? Et même par l’absence souveraine de
« représentation » ? Aussi importants puissent être
le langage et l’art, ce ne sont pas les actes les plus intenses de
l’expérience humaine. Et quel est l’acte le plus puissant de
l’expérience humaine, sinon « l’acte sexuel » ?
Ni Jean Clair ni Pascal Quignard ne semblent avoir été aussi loin
que Georges Bataille non seulement dans l’affirmation de cette
intensité, mais aussi dans l’expérience humaine de cette
extrémité.
Le
livre de Jean Clair se termine sur un entretien avec Zoran Music, sur
ses souvenirs de Dachau. Rien n’est aussi bouleversant que tous les
témoignages de rescapés des camps. Qu’on a rangé, bien
administrativement, dans la case « mémoire de devoir »
alors que ce sont des voix qui irriguent nos rues, et que cherchent,
avec succès, à délier tout discours officiel. « Nous
ne sommes pas les derniers » est le titre des œuvres
concentrationnaires de Music : l’horreur nazie n’est pas
encore terminée.
*
Une conférence filmée de Jean Clair sur Zoran Music est disponible ici :
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