Médée,
Christa Wolf. Pourquoi un livre ne plaît-il pas ? Pas à cause
d’une vilaine édition, couverture plastifiée rose saumon et
mauvaise
photographie de ruines grecques. Ou d’une traduction qui gomme
(comme c’est la norme aujourd’hui) la langue originelle du texte,
alors
qu’elle
devrait l’irriguer encore dans un autre idiome (pour
un palimpseste de la traduction).
Non,
plutôt par
l’horizon d’attente, peut-être, déçu quand, en annonçant une
Médée,
on se retrouve face à une médée. Les « invariants du mythe »
(pour reprendre la formule de Jean Rousset) faussent sans
doute
la donne, et pourtant on se rappelle, lu
récemment,
un Don
Juan de Barbey d’Aurevilly splendide tout en conservant les
invariants du mythe explicités par Rousset (le groupe féminin, le
héros, le Mort – qui est, chez Barbey, une morte : la jeune
fille…). Les personnages de Christa Wolf manquent d’étoffe. Ils
se réduisent au cliché du mythe : Jason léger, Médée
fatale, Glaucé naïve, Créon vaniteux. Vraiment, ne
pouvait-on rien trouver d’autre ? Et cette polyphonie si
prometteuse, si alléchante (le roman est sous-titré Voix),
qui se réduit à une même voix
(celle de l’autrice) distribuée entre plusieurs personnages, sans
distinction véritable de ton, de registre, c’est-à-dire de
tonalité, de timbre, de couleur, d’instrument. Le
monologue unique d’Agaméda frise l’indécence
des platitudes et des clichés de la passion. Un livre qui n’est
pas sauvé par une lecture politique (puisque cette « actualisation »
du mythe semble constituer sa majeure substance), quand Christa Wolf
a eu un
parcours singulier
d’écrivaine d’Allemagne de l’Est qui a refusé de passer à
l’Ouest alors qu’elle en avait la possibilité : quelques
fois, Médée
résume cette position qu’on lui a longtemps reproché (une
complaisance envers un régime communiste coercitif), mais sans
grande force.
Par
comparaison, par exemple, une phrase rapportée par Beauvoir, dans La
Force de l’âge,
dans la bouche d’une trotskiste (Marie
Girard)
qui ne s’enflamme pas pour la Résistance, a beaucoup plus de
puissance – et pourrait servir à résumer le roman – et
la position –
de Christa Wolf : « La
défaite allemande, ce sera le triomphe de l’impérialisme
anglo-américain, dit-elle. Elle reflétait l’opinion de la plupart
des intellectuels trotskystes, qui se tenaient à égale distance de
la Collaboration et de la Résistance ; en fait, ils redoutaient
beaucoup moins l’hégémonie américaine que l’accroissement de
la puissance et du prestige staliniens. » Le présent a donné
tort à la suite du passage où Simone de Beauvoir résume sa propre
position, ainsi que celle de Sartre : « Nous pensions que,
de toute façon, ils méconnaissaient la hiérarchie des problèmes
et de leur urgence : il fallait d’abord que l’Europe se
nettoyât du fascisme. » (p.855, coll. La Pléiade) Non
seulement l’Europe ne s’est pas « nettoyé » du
fascisme, mais l’impérialisme « anglo-américain » –
américain désormais – s’en est nourri pour asseoir sa
domination (comme
le rappelle Jean Clair dans Zoran
Music à Dachau).
Une domination si profonde qu’elle en est devenue invisible
(illisible),
qu’elle a modifié les gènes mêmes de l’infra- et de la
superstructure.
Un
fascisme
génétique
qui s’est imposé et se maintient sur un discours
pseudo-dialectique qui a pris naissance après la Première guerre
mondiale : obliger à choisir entre le libéralisme économique
ou le fascisme politique et moral. Alors que les deux options sont
fondamentalement équivalentes. La seule différence est modale :
le fascisme impose explicitement
ses mesures liberticides, tandis que le libéralisme économique les
impose implicitement.
Le « libéralisme économique » (mais la formule n’est
peut-être pas la plus heureuse : l’indécision lexicale –
le « Capitalisme », la « Finance », etc. –
imposée par notre époque est un des outils les plus efficaces pour
prévenir toute résistance) est d’autant plus dangereux qu’il se
pose comme l’unique garant des possibilités de libération, alors
qu’il les annihile à la racine même. Ainsi la position des
trotskystes pendant l’Occupation, ou de Christa Wolf, n’est pas
la plus absurde. Cependant, dans les deux cas, elle ne donne pas lieu
à des solutions satisfaisantes. Et ce sont bien de solutions
dont nous avons besoin.
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