L’autre
jour, le Louvre-Lens. Horrible musée. Musée didactique. Preuve
de plus, si besoin était,
que l’art (et
la culture en général), loin d’être un moyen d’émancipation,
n’est qu’un attribut du pouvoir institutionnel et de sa
domination.
Ce
n’est pas tant le contenu, donc, que le cadre qui est
insupportable. Gaver comme des oies des générations entières
d’élèves avec des œuvres avilies. L’avilissement
des œuvres est
la première étape indispensable à
la fabrication
des futurs travailleurs dociles. Et
le
musée (celui
de Lens, le plus abouti)
est l’usine de cette double opération : destitution
et
dégradation des
œuvres ; programmation
des jeunes individus.
Le
processus de destitution et de dégradation des œuvres est simple :
c’est l’« open space ». On atténue
le plus possible la présence
de l’oeuvre, en abolissant toute mise en scène particulière.
L’oeuvre est perdue au milieu d’autres œuvres, arrachée à tout
contexte matériel, à toute scénographie, à tout environnement,
sinon celui aseptisé d’un hôpital muséal. Cet « open-space »
est digne de l’entreprise et de la « start-up ». La
fameuse « galerie du temps » devient un véritable hall
de gare, où toute concentration est rendue impossible à la fois par
le bruit et par les perspectives parasitaires où le regard est
constamment soumis à des stimuli puissants. Cette confusion est
d’ailleurs revendiquée par les concepteurs du lieu : ce n’est
pas l’expérience de l’oeuvre qui compte, mais sa rencontre avec
les autres œuvres. De fait, si les œuvres se rencontrent peut-être
entre elles, nous ne pouvons, nous, les rencontrer. Pas
d’expérience de l’oeuvre. Pas de rencontre possible. Pas d’envie
de rester devant l’une d’elles : la configuration de
l’espace privilégie le zapping, la vitesse,
la vue d’ensemble. Des qualités entrepreneuriales,
économiques, capitalistes. Rien d’humain là-dedans.
Même
au niveau du contenu, si nous voulions en parler, beaucoup de
défauts seraient
à déplorer.
Peu
d’oeuvres, toutes choisies attentivement pour qu’au moins un
artefact de chaque grand genre ou courant soit présent (il y a une
idole
des Cyclades, un
vase
grec, une
momie
égyptienne, un
Raphaël,
un
Rembrandt…).
Ce principe de ponction
qui
se veut très intelligent est tout à fait absurde.
On
ne peut se familiariser avec une période qu’en se confrontant avec
le plus d’artefacts possibles (sans
parler de la nécessité des textes d’époque, comme des
interprétations historiques).
Un lent et long apprivoisement – mutuel, pourrions-nous
dire
– de l’oeuvre et du spectateur.
Il
y a ensuite
de
très nombreuses approximations dans l’ordonnance spatio-temporelle
des collections. L’honnêteté aurait exigé la rigueur.
Horizontalement,
les œuvres sont censées appartenir à la même époque, à gauche
l’ouest, à droite l’est. Plus on avance dans la galerie, plus on
avance
dans le temps, sans que le choix de l’anamorphose soit respecté
dans les distances. On trouvera donc
des œuvres, sur la même ligne temporelle, qui ont plusieurs siècles
d’écart, mais peu importe : c’est l’idée qui compte, le
petit côté ludique de la chose !
On
comprend bien que le but n’est
ni la rigueur scientifique, ni la sensibilisation à l’art,
mais bien
une
volonté d’esbroufe, une démonstration écrasante de moyens pour
stupéfier l’individu et le réduire à la soumission de croire et
d’accepter ce qu’on lui apporte, si généreusement, par-delà
les époques et les frontières… Adhérer
à une vision officielle de l’art, de la conservation, de la « mise
en valeur » (diffusion), de la construction d’une identité
culturelle nationale.
C’est
le
passage
à marche forcée de classes entières, autant fois qu’il le
faudra, pour reconnaître la grandeur de l’État dit républicain
français.
Nous
pourrions sans doute aller plus loin encore
dans
l’analyse.
Le Louvre-Lens
est
un triste prétexte. La politique de décentralisation est bien
factice. Il s’agit
là encore d’affirmer l’appartenance de
régions limitrophes à
une « culture commune », c’est-à-dire
parisienne.
La
lecture des vestiges archéologiques, tout au fond, loin de souligner
les différences et les résistances, offre une vision harmonieuse de
progression vers une unité nationale, en prenant appui notamment sur
le syncrétisme permis par Rome, devenu parangon universel de
l’Empire doux, et ancêtre de tous les territoires européens.
Quel
« musée », alors, proposer ?
Il
faudrait que les musées soient des niches, des lieux presque
secrets, dont on ne parlerait jamais, si ce n’est de bouche à
oreille. L’exact
contraire de la publicité, de l’efficacité, de la vente, de la
marchandisation.
Il
faudrait des espaces contigus, chantournés, où la rencontre serait
intime et
privilégiée.
Il faudrait enterrer certains
musées. En
ménager d’autres au fond des forêts, ou dans de vieilles maisons
au beau milieu des
rues
commerçantes,
comme un arbre dont les racines s’enfonceraient
plus profondes que les considérations marchandes. Des
lieux préservés de l’argent, du pouvoir, où
celles et ceux qui y officieraient n’auraient rien à voir avec
l’État ou le Marché. L’oeuvre, dans sa propre dénonciation de
ses rapports avec le pouvoir et l’argent qui sont, la plupart du
temps, à son origine, offrirait dans ce contexte inactuel une voie
de dépassement de la situation qui étouffe l’individu
contemporain.
Mais
on comprend bien que ce n’est pas là
l’objectif
de l’État.
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