jeudi 3 janvier 2019

Reliefs de la consommation culturelle, le 30 janvier 2018

Il est impossible d’évoquer tous les produits culturels qui nous occupent l’attention, volontairement ou non, autant qu’en dire quelques mots, qui seraient comme l’ébauche d’une analyse critique, ou celle de leur « appropriation » (une partie du processus d’appropriation qui ne peut être que complexe, dans le sens de la pensée complexe, et holiste).

Aimé Césaire. Le blâme est toujours plus simple que l’éloge. Rien de plus grand qu’Aimé Césaire. Dire cela n’est rien dire. Discours sur le colonialisme, Cahier d’un retour au pays natal, Laminaire.

Ils parcourent l’Europe de Claude Bouheret. En plus de rappels précieux (les chers Nazaréens, Keats et Shelley au pied de la pyramide, les époux Browning, Théophile Gautier à Moscou…), des découvertes saisissantes : Mary Wortley Montagu, Elizabeth Craven, Margaret Power, Astolphe de Custine.

Par curiosité, parcourir les vidéos culturelles (c’est-à-dire littéraires, artistiques et historiques) sur Youtube, puisqu’il paraît que c’est le premier média du monde occidental. Peu de choses, somme toute, en français, surtout comparé à la profusion des contenus en langue anglaise. Une chaîne d’histoire parmi d’autre, au hasard, avec un documentaire d’une heure sur Clovis (le premier d’une série qui mène jusqu’à Napoléon III). Il date de 2017 mais semble d’un autre âge : reconstitutions avec décors et costumes à bas prix, montages visuels animés à partir de manuscrits, de gravures ou de tableaux, musique emphatique. Ridicule. Rien n’a changé depuis quinze ou vingt ans ? Dans un sens, c’est rassurant de voir que malgré les années qui nous ont propulsé dans le futur (Akira se passe en 2019 – dont les prospectives fascisantes en démocratie se révèlent d’une terrible justesse), nous sommes toujours dans le passé. Le propos non plus n’a pas changé : Mérovée, le roi mythique, qui a pour fils Childéric dont on conserve l’anneau qui le désigne comme roi, Clovis et Clothilde, le vase de Soissons (parabole assez pauvre de la politique mérovingienne), le baptême, les lois saliques. Drôle de sensation de faire émerger une époque profonde, où tout cela avait déjà été raconté. Mais quand ? En primaire ? Au collège ? Le récit d’une identité nationale. Les Grecs étaient autant impressionnés par les mythes de l’Iliade et de l’Odyssée, et, pendant des siècles, l’histoire romaine imprimait les esprits. Il est doux de raconter toutes ces histoires aux enfants : mieux que les fadaises de Walt Disney, les histoires (aussi précaires puissent-elle être – et ce sont même ces approximations d’une réalité qui en font tout le prix) de l’Histoire nous accompagnent jusque dans les rues quotidiennes.

Olympe de Gouges, Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne. Parodie de l’autre. Un sarcasme virulent qui la réduit à un pamphlet. Qui affirme donc son impossibilité. Mais pouvait-il en être autrement ? La grande Olympe de Gouges n’avait pas d’illusions sur l’espèce humaine, et encore moins sur l’ordre patriarcal. Sa virulence désabusée a quelque chose de sadien, et, d’une certaine manière, donnera Cioran. Le dessin de Catel, dans le roman graphique qui porte son nom, aux éditions Casterman (le scénario est de José-Louis Bocquet), maintenant que j’y repense, lui prête cette acerbité dans le sourire. Une face corrosive, assez éloignée du propos (des paroles qu’elle tient), qui traduit bien la tonalité de ce texte : « Homme, es-tu capable d’être juste ? C’est une femme qui t’en fait la question ; tu ne lui ôteras pas du moins ce droit. Dis-moi ? Qui t’a donné le souverain empire d’opprimer mon sexe ? Ta force ? Tes talents ? », « rends-toi à l’évidence quand je t’en offre les moyens ; cherche, fouille et distingue, si tu peux, les sexes dans l’administration de la nature. »

Le Bateau-Usine de Kobayashi Takiji, aux très belles éditions Allia. Rappelle fort Voyage au bout de la nuit de Céline. Parce que Takiji, comme Céline, puisent chez Barbusse. Céline se fera antisémite, Takiji mourra à trente ans, en 1933, torturé par la police.

Émission « La Compagnie des auteurs » (Mathieu Garrigou-Lagrange). Peu importe l’émission : la croyance dans le jugement de la postérité me semble la plus naïve, mais aussi la plus exécrable, des superstitions littéraires. Au titre qu’un auteur serait aujourd’hui tombé dans l’oubli, ou demeuré inconnu, il serait médiocrité, voire nul. Ainsi les prix Goncourt qui n’auraient pas survécu dans la mémoire littéraire publique seraient de mauvais romans. Deux choses. D’abord l’histoire littéraire, mais surtout l’histoire de l’art, sont plein d’exemples d’artistes tombés dans l’oubli, repiochés à la faveur d’un caprice, devenus superstar aujourd’hui. Ensuite, c’est encore souscrire à une valeur du jugement transcendant que de croire à la justice de la postérité. Mythe littéraire par excellence (le poète maudit sera vengé par son succès posthume). Mais entaché d’un substrat idéaliste mortifère. Le succès est le résultat d’un processus de sélection d’un système ou une institution à un moment donné : les critères de ce succès changent continuellement, aucun n’est transcendant à la relativité des structures. Ce qu’on aime aujourd’hui, on le dénigrait hier, on le dénigra encore ; ce qu’on dénigre sera de nouveau encensé. Ces volte-face sont même de plus en plus rapides : en l’espace d’une vie, on redécouvrira, méprisera et encensera de nouveau le Classicisme, le Maniérisme, le Baroque ; Caravage, Greco, Guido Reni, Anatole France, Paul Valéry, Sartre… Et il faut espérer qu’on redécouvrira enfin toutes les femmes que notre histoire littéraire aussi stupide que les institutions qui la portent dénigrent encore…

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