Il
est impossible d’évoquer tous
les produits culturels qui nous
occupent l’attention, volontairement ou non, autant qu’en dire
quelques mots, qui seraient comme l’ébauche d’une analyse
critique, ou celle de leur « appropriation » (une partie
du processus d’appropriation qui ne
peut être que
complexe, dans le sens de la pensée complexe, et holiste).
Aimé
Césaire. Le blâme est toujours plus simple que l’éloge. Rien de
plus grand
qu’Aimé Césaire. Dire cela n’est rien dire. Discours
sur le colonialisme,
Cahier
d’un retour au pays natal,
Laminaire.
Ils
parcourent l’Europe
de Claude Bouheret. En plus de rappels précieux
(les
chers Nazaréens, Keats et Shelley au pied de la pyramide, les époux
Browning,
Théophile Gautier à
Moscou…),
des
découvertes saisissantes : Mary
Wortley Montagu, Elizabeth Craven, Margaret Power, Astolphe de
Custine.
Par
curiosité, parcourir les vidéos culturelles (c’est-à-dire
littéraires, artistiques et historiques) sur Youtube, puisqu’il
paraît que c’est le premier média du monde occidental. Peu de
choses, somme toute, en français, surtout comparé à la profusion
des contenus en
langue anglaise. Une chaîne d’histoire parmi d’autre, au hasard,
avec un documentaire d’une heure sur Clovis (le premier d’une
série qui mène jusqu’à Napoléon III). Il date de 2017 mais
semble d’un autre âge : reconstitutions
avec décors
et costumes à bas prix, montages visuels animés
à partir de manuscrits, de gravures ou de tableaux, musique
emphatique. Ridicule. Rien n’a changé depuis quinze ou
vingt
ans ? Dans un sens, c’est rassurant de voir que malgré les
années qui nous ont propulsé dans le futur (Akira
se passe en 2019 – dont les prospectives fascisantes en démocratie
se révèlent d’une terrible justesse), nous sommes toujours dans
le passé. Le
propos non plus n’a pas changé : Mérovée, le roi mythique,
qui a pour fils Childéric dont on conserve l’anneau qui le désigne
comme roi, Clovis et Clothilde, le vase de Soissons (parabole assez
pauvre de la politique mérovingienne), le baptême, les lois
saliques. Drôle de sensation de faire émerger une époque profonde,
où tout cela avait déjà été raconté. Mais quand ? En
primaire ? Au collège ? Le récit d’une identité
nationale. Les Grecs étaient autant impressionnés
par les mythes de l’Iliade et de l’Odyssée, et, pendant des
siècles, l’histoire romaine imprimait les esprits. Il est doux de
raconter toutes ces histoires aux enfants : mieux que les
fadaises de Walt Disney, les histoires (aussi précaires
puissent-elle être – et ce sont même ces approximations d’une
réalité
qui en font tout le prix) de l’Histoire nous
accompagnent jusque dans les rues quotidiennes.
Olympe
de Gouges, Déclaration
des droits de la femme et de la citoyenne.
Parodie de l’autre. Un sarcasme virulent qui la réduit à un
pamphlet. Qui affirme donc son impossibilité. Mais pouvait-il en
être autrement ? La grande Olympe de Gouges n’avait pas
d’illusions sur l’espèce humaine, et encore moins sur l’ordre
patriarcal.
Sa virulence désabusée a quelque chose de sadien, et, d’une
certaine manière, donnera Cioran. Le dessin de Catel, dans le roman
graphique qui porte son nom, aux éditions Casterman (le scénario
est de José-Louis Bocquet), maintenant
que j’y repense, lui prête cette acerbité dans le sourire. Une
face corrosive, assez éloignée du propos (des paroles qu’elle
tient), qui traduit bien la tonalité de ce texte : « Homme,
es-tu capable d’être juste ? C’est une femme qui t’en fait la
question ; tu ne lui ôteras pas du moins ce droit. Dis-moi ? Qui t’a
donné le souverain empire d’opprimer mon sexe ? Ta force ? Tes
talents ? », « rends-toi à l’évidence quand je t’en
offre les moyens ; cherche, fouille et distingue, si tu peux, les
sexes dans l’administration de la nature. »
Le
Bateau-Usine
de Kobayashi Takiji, aux très belles éditions Allia. Rappelle fort
Voyage
au bout de la nuit de
Céline. Parce que Takiji, comme Céline, puisent chez Barbusse.
Céline se fera antisémite, Takiji mourra à trente ans, en 1933,
torturé par la police.
Émission
« La Compagnie des auteurs » (Mathieu Garrigou-Lagrange).
Peu importe l’émission : la croyance dans le jugement de la
postérité me semble la plus naïve, mais aussi la plus exécrable,
des superstitions littéraires. Au titre qu’un auteur serait
aujourd’hui tombé dans l’oubli, ou demeuré inconnu, il
serait
médiocrité, voire nul.
Ainsi les prix Goncourt qui n’auraient pas survécu dans la mémoire
littéraire
publique
seraient de mauvais romans. Deux choses. D’abord l’histoire
littéraire, mais surtout l’histoire de l’art, sont plein
d’exemples d’artistes tombés dans l’oubli, repiochés à la
faveur d’un caprice, devenus superstar aujourd’hui. Ensuite,
c’est encore souscrire à une
valeur du jugement transcendant que de croire à la justice de la
postérité. Mythe littéraire par excellence (le poète maudit sera
vengé par son succès posthume). Mais entaché d’un substrat
idéaliste mortifère. Le succès est le résultat d’un processus
de sélection d’un système ou une institution à un moment donné :
les critères de ce succès changent continuellement, aucun n’est
transcendant à la relativité des structures. Ce qu’on aime
aujourd’hui, on le dénigrait hier, on le dénigra encore ; ce
qu’on dénigre sera de nouveau encensé. Ces volte-face sont même
de plus en plus rapides : en l’espace d’une vie, on
redécouvrira, méprisera
et encensera de
nouveau
le Classicisme, le Maniérisme, le Baroque ; Caravage,
Greco, Guido Reni, Anatole
France, Paul
Valéry, Sartre… Et il faut espérer qu’on redécouvrira enfin
toutes les femmes que notre histoire littéraire aussi stupide que
les institutions qui la portent dénigrent encore…
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