Theodor
Adorno, Prismes
(suite).
Après les réflexions sur le jazz, viennent les réflexions sur Bach,
puis l’éloge de Schönberg. « Celui
qui ne comprend pas fait comme la haute intelligence de l’âne dont
parlait Mahler : il projette son insuffisance sur la chose et la
déclare incompréhensible. En effet, la musique de Schönberg
réclame dès l’abord une participation active et concentrée ;
une attention aiguë à
la diversité des événements simultanés ; une renonciation
aux béquilles habituelles d’une écoute qui sait toujours d’avance
ce qui va se passer ; une perception intense de l’événement
singulier, spécifique, et la capacité de saisir avec précision les
éléments qui changent souvent à l’intérieur d’un champ
infime, et leur histoire unique. La pureté et la ténacité avec
lesquelles Schönberg s’abandonnait chaque fois à l’exigence
objective le privèrent du succès ; le sérieux, la richesse,
l’intégrité de sa musique suscitèrent le ressentiment. Plus elle
donne aux auditeurs, moins elle est complaisante à leur égard. Elle
demande à l’auditeur de participer spontanément au mouvement
interne de la composition ; au lieu d’une contemplation pure
et simple, elle sollicite en quelque sorte une attitude pratique. Par
là Schönberg déçoit cruellement l’attente, qui subsiste en
dépit de toutes les protestations idéalistes, d’une musique se
laissant facilement écouter comme une série de stimuli sensoriels
agréable. (…) Chez
Schönberg, c’en est fini des bons sentiments. Il dénonce un
conformisme qui s’empare de la musique comme réserve naturelle de
l’infantilisme au sein d’une société qui sait depuis longtemps
qu’elle n’est supportable que dans la mesure où elle accorde à
ses prisonniers un quota de bonheur enfantin mesuré. Il pèche
contre la division de la vie en travail et temps libre ; il
réclame pour le temps libre une sorte de travail qui pourrait
susciter le doute à l’égard du travail lui-même.
Il s’engage passionnément pour une musique dont l’esprit
n’aurait pas à rougir et qui par là même fait rougir l’esprit
dominant. Sa musique veut s’émanciper à deux extrêmes :
elle libère les pulsions menaçantes que la musique n’accueille
généralement que filtrées et frelatées dans le sens de
l’harmonie ; et elle tend à l’extrême l’énergie de
l’esprit, principe d’un moi assez fort pour ne pas renier la
pulsion. » (p.184-5)
Une suspicion pointe : est-ce
que cette déstabilisation de l’attente ne peut-elle pas devenir
elle-même une habitude, et un moyen en quelque sorte de se reposer
sur l’émotion suscitée par la surprise, de canaliser les pulsions
qui par ailleurs existent aussi devant l’inertie de la musique de
l’industrie culturelle ? Certaines
personnes n’écoutent que de la musique dite « expérimentale »,
et c’est aussi un moyen de canaliser des puissances qui pourraient
se manifester sur le plan politique.
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