Samedi
23 mars 2019
Retour
sur Prismes
de
Theodor Adorno. Plus qu’« un des meilleurs accès à l’œuvre
d’Adorno », comme le présente
la quatrième de couverture des éditions Payot-Rivages (2018), cet
ouvrage est fascinant pour la mise en pratique d’une philosophie.
Ou mieux : pour sa pratique philosophique qui ne dissocie pas la
théorie de l’action. Véritable praxis.
Puisque cette action de penser le monde est une fin en soi, que son
objet ne peut être qu’une fin en soi : penser la culture.
Dialectique qu’Adorno explicite ainsi : « Aucune
théorie, pas même la vraie, n’est à l’abri de la perversion
qui la change en délire, dès qu’elle a perdu le rapport spontané
avec l’objet. La dialectique doit se garantir tout autant contre
une telle perversion que contre le risque de rester prisonnière de
l’objet culturel. Elle doit éviter à la fois le culte de l’esprit
et l’anti-intellectualisme. Le critique dialectique doit à la fois
participer et ne pas participer à la culture. C’est le seul moyen
de rendre justice à lui-même et à son objet. » (p.29)
On revient souvent sur ce volume de 12 articles et une annexe dont
l’unité et la construction sont plus serrées qu’on pourrait le
penser, de
l’article premier et programmatique à
celui
sur Kafka,
et même à cette annexe sur sa position radicale sur le jazz qu’on
lui a tant reprochée (jusqu’à même le
bousculer
lors de mai 68), qu’on lui reproche encore. Il
faut rappeler
le fameux constat, le
constat
terrible qui
clôt la première partie :
« La critique de la culture se voit confrontée au dernier
degré de la dialectique entre culture et barbarie : écrire un
poème après Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la
connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible d’écrire
aujourd’hui des poèmes », auquel il ne faut pas amputer
l’explicit qui suit : « L’esprit critique n’est pas
en mesure de tenir tête à la réification absolue, laquelle
présupposait, comme l’un de ses éléments, le progrès de
l’esprit qu’elle s’apprête aujourd’hui à faire disparaître,
tant qu’il s’enferme dans une contemplation qui se suffit à
elle-même. » (p.30-1) Toujours
aussi actuel, quand on a voulu prétendre avoir surpassé l’aporie
nazie, quand on veut « sortir du noir » (Georges
Didi-Huberman) alors que les conditions économiques, sociales,
politiques, sont fondamentalement celles qui ont mis en place le
génocide des Juifs, et que ce génocide est loin d’être le seul !
Le problème qui se pose à nous, moins
épistémologique et philosophique que simplement quotidien,
est le suivant : comment apprécier la culture quand celle-ci
dépend
de l’industrie (en tant que mode de production capitaliste) et de
la financiarisation qui maintiennent notre société déshumanisée ?
Baudelaire (qui
n’avait pas connu le stade critique du processus achevé par la
seconde révolution industrielle et parachevé par la
financiarisation de la fin du siècle dernier)
avait transcendé une
aporie
encore
marquée du sceau de la morale (mais directement issue de la
révolution bourgeoise française de
89)
par une production qui exposait sa tare originelle : Les
Fleurs du mal.
La
question peut ainsi évoluer, se décliner, se préciser :
comment
faire œuvre dans une société où tout œuvre est frappé du coin
du mauvais sens ? Comment faire
œuvre dans une société désœuvrée ? Walter Benjamin, sans
doute, est le père de ces interrogations qui trouvent chez Georges
Bataille, à la même époque, une résonance particulière. Maurice
Blanchot, puis, encore récemment Jean-Luc Nancy (La
Communauté désavouée,
2014),
ou même
Pascal Quignard (Sur
l’idée d’une communauté de solitaires,
2015)
ont poursuivi cette voie.
En fait ils ont maintenu la question,
au
sens médiéval (fin XIVe siècle) de « demande faite en vue
d’une éclaircissement par la torture »,
puisque toute position est devenue intenable, et qu’on ne peut plus
s’en tenir qu’à des postures.
Terme
qu’il ne faut pas tout de suite rapprocher de son dérivé
« imposture » (surtout dans le sens moral et moralisateur
qu’on lui accorde communément) mais plutôt de son acceptation
physique, puis artistique – notamment
en danse : « position
remarquable du corps » (A. Rey). Car c’est bien cette tension
qui ne peut plus ne pas caractériser qui veut œuvrer.
Mais la première œuvre
étant la réception de ce qui nous est dédié, la production qui
nous englobe, qui nous traverse, c’est dans la critique (analyse
active) de la culture que le premier effort, que la première
« torture » (torsion) est sensible. Il faut alors un
mouvement d’arrachement à ce qui nous a constitué, un arrachement
à notre origine culturelle
industrielle. Sans quoi nous participons de
ce que nous ne pouvons accepter. Adorno ne semble pas avoir
suffisamment considéré combien cet arrachement était tragique. Ou
du moins il feint une certaine désinvolture, qui effleure
le mépris,
quand il n’a pas de mot assez dur pour attaquer le jazz, dans
« Mode intemporelle, à propos du jazz ». Sans qu’on le
dise, c’est cette dureté de ton, bien plus que la teneur critique,
qui lui vaut encore l’hostilité de beaucoup. Son erreur – si
erreur il y a – est là : il sous-estime l’impression de
révélation
sur tout un public – blanc – qu’a été le jazz. Certainement,
loin d’être une révélation
et un moteur d’émancipation, le jazz a participé en fait à
l’anesthésie des consciences qui
auraient pu s’élever à la dimension
révolutionnaire. Mais au lieu de se concentrer sur ce transfert des
pulsions (ce qu’il fait pourtant, aussi, dans un vocabulaire
psychanalytique), Adorno s’attarde
sur le démantèlement de
l’idée suivant
laquelle
le jazz serait une traduction musicale de l’émancipation, et une
émancipation musicale. Quand
il s’agit de traiter le problème de l’arrachement (ou plutôt du
non-arrachement) des individus à leur jeunesse, à leur intimité
(c’est-à-dire ce qu’il y a de plus intérieur,
de plus profond),
à la découverte, dans leur jeunesse, de leur intimité par le biais
de ce qui ne peut pas être maintenu trop longtemps comme une vérité
émancipatrice (la musique jazz – mais ça sera, plus tard, la
musique rock, puis le punk, puis le hip-hop), il le fait en des
termes, justes, mais violents : « Les populations sont à
tel point habituées aux niaiseries qu’elles subissent, qu’elles
ne veulent pas y renoncer, même lorsqu’elles en sont à moitié
conscientes ; au contraire, elles sont obligées de se persuader
de leur propre enthousiasme pour se convaincre que l’ignominie est
une chance. » (p.155) On
peut accepter que le jazz, le punk ou le rap ont été des produits
de la industrie culturelle, mais on refusera de remettre en cause les
sensations que ces produits nous procurent. Un
tel propos attaque
ontologiquement bon nombre de personnes : on
se construit par ce qu’on consomme, parce qu’on croit être
inhérent aux produits de notre consommation. Si on réfute au jazz
sa valeur émancipatrice, on ne peut plus que se reconnaître dans
l’illusion, dans le mensonge (presque
dans la mauvaise conscience sartrienne),
non pas dans la posture
mais bien dans l’imposture
fondamentale,
et cela est d’autant plus violent – ou violemment rejeté –
qu’elle est inconsciente ou qu’on croit l’avoir dépassé par
une conscientisation qui serait incomplète. La blessure est double :
on nous prive de notre jeunesse (à l’âge des premiers émois et
des premières rébellions), on nous prive de notre « être-libre ».
Puisque,
en quelque sorte, notre goût pour le jazz ou le punk est le garant
de notre pureté conservée malgré nos compromissions avec la
société (travail plus ou moins « alimentaire »,
mariage, enfants, achat d’une propriété, etc). Si même nos
garanties de notre liberté essentielle s’avèrent des outils, des
appareils de la compromission sociétale, alors il ne resterait plus
que les sentiments par lesquels ces genres musicaux se
définissent
comme
émancipateurs par rapport au système :
le mépris. Un
mépris tourné vers soi-même. Ce qu’on retrouve chez Baudelaire :
la déréliction. Si on comprend en quoi le rejet de cette théorie
peut se
manifester
agressivement
chez des gens dont le genre musical industriel prône l’agressivité
comme meilleur moyen de résistance contre la société (qui, en
fait, devient un des meilleurs moyens de résistance contre toute
critique opératoire
– c’est-à-dire véritablement révolutionnaire – contre cette
société), le
punk par exemple (mais c’est peut-être encore plus vrai pour le
rap dans sa déclinaison gangsta
rap
– quoique le « gangster » soit, depuis bien longtemps,
notamment grâce au cinéma, un personnage reconnu et aimé par la
société, tandis que le punk n’y est reconnu qu’en tant que
déchet
ou, s’il a réussi, « artiste » – Vivienne
Westwood parmi
d’autres),
s’attaquer au jazz a valu à Adorno des soupçons de racisme contre
lesquels il a dû se défendre
en rappelant (dans l’annexe, p.358-9)
qu’il avait été « en grande partie responsable du livre
américain le plus discuté concernant le racisme » (The
Authoritarian Personality
publié en 1950 avec Else Frenkel-Brunswik, Daniel J. Levinson et R.
Nevitt Sanford – qui n’est pas disponible en français
semble-t-il), qu’il avait été « chassé par Hitler »
(argument assez faible, à vrai dire : on connaît beaucoup de
massacrés qui massacrent eux-mêmes), mais
surtout il avance un argument qu’on retrouve chez Frantz Fanon,
dans le titre même de son ouvrage Peau
noire masque blanc :
« Je n’ai aucun préjugé contre les Noirs, sauf que rien,
sinon leur couleur, ne les distingue des Blancs. » Qui se
comprend comme une affirmation claire d’une profession de foi non
raciste, mais qu’il faut bien sûr pousser un peu plus loin dans la
logique comme
l’affirmation que tous les individus de la société industrielle
sont sujets aux mêmes écueils, et
que le jazz n’a pas permis l’émancipation des Noirs, mais leur
acculturation (toujours pas totale, au passage) dans la société
blanche, les pliant ou voulant les plier aux mêmes soumissions. On
pourrait décliner ce principe pour les femmes (comme le font de
nombreuses féministes, ou autrices comme Virginie Despentes) :
la société ne permet pas l’émancipation des femmes, elle met
simplement en place, lentement, difficilement, un processus
d’adaptation aux mêmes avilissements que celui des hommes. Égalité
dans l’avilissement, voilà le programme de la société dirigée
par la Valeur automate.
*
Vendredi
22 mars 2019
François
Bégaudeau sur la (très bonne) chaîne Thinkerview
(Youtube).
Très clair, très efficace, très sympathique. Un point
particulièrement intéressant,
un
peu secondaire par rapport au discours global,
tout à fait subjectif : quand
il a défendu son attachement à des produits de l’industrie
culturelle. Bégaudeau
(auteur
d’Entre
les murs
sur l’école)
cite une chanson de NOFX : il explique que même si c’est
nécessairement commercial et industriel (production, diffusion…),
on ne peut cependant pas rejeter ces
influences
en bloc. Une
des
raisons
qu’il avance est fine, et peut être rapprochée de la pensée de
Michel de Certeau (qu’il ne cite pas, que peut-être il n’a pas
lu) : ce qui se passe dans la tête (et le corps) du
consommateur dépasse la simple consommation culturelle. Phénomène
d’appropriation, cher à notre sociologue. On pourrait même
rajouter que l’appropriation (qui gagnerait sans doute à être
nommée « impropriation », puisque c’est un processus
de transformation d’un objet de consommation qui devient
« impropre » à la consommation en étant intégré à
une machine fantasmatique intime), c’est se confronter à la
société, c’est même la confrontation directe à la société, à
ce qu’elle produit, à ce qu’elle nous
oblige à ingurgiter
(moyen de maintenir l’individu dans une sphère unifiée de
références et d’habitudes pratiques). Il y a donc une
dialectique, très matérielle, voire matérialiste, de cette
consommation de la production culturelle (qu’elle soit industrielle
ou non, du reste). C’est ce qui est fait dans
ce « journal ».
Pourtant, ce processus d’impropriation
ne peut aboutir totalement en tant que dialectique émancipatrice
qu’au moment où elle est conscientisée et voulue. Sans cela, elle
retombe dans la cécité de la consommation quotidienne, émancipation
avortée. Le pur élan d’énergie est alors canalisé par les
carcans (nombreux
et complexes)
préétablis par
l’industrie
culturelle.
Par ailleurs, le propos rappelle le livre à succès de Greil
Marcus, Lipstick
traces,
apologie apparemment
brillante mais profondément indigente des cultures dissidentes. On
glisse sur la surface jamais écorchée des
références presque maternelles, libidinales, onanistes des
découvertes adolescentes du punk et du rock, et, parfois, pour
certains, d’une
littérature ramenée à son degré spectaculaire : Baudelaire,
Rimbaud, Dada, Artaud, et l’interlope Beat generation (équivalent
littéraire de l’école de New York dans le plan Marshall). Contre
cela, l’ascétisme d’Adorno et d’Horkeimer (Kulturindustrie
chez Allia, malheureusement toujours difficile à se procurer – car
même Primes,
republié récemment chez Payot, du seul Adorno a quelque chose de
facile),
l’intransigeance de Debord, l’arrachement de Nietzsche à Wagner.
Un tout autre horizon. Il ne s’agit pas de renier – bien au
contraire : –, mais de dépasser.
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