vendredi 17 janvier 2020

samedi 7 décembre 2019

La hideur de Voltaire

Voltaire jouit du même privilège que Victor Hugo : il a tant écrit qu’on trouvera nécessairement chez lui des choses intéressantes. « Choses intéressantes » et non pas « belles choses » car il ne semble rien de plus éloigné de Voltaire que la beauté et son soucis. Ce n’est pas tant que le « beau » ne serait pas à l’honneur au XVIIIe siècle, rien n’est moins faux, mais l’utilitarisme voltairien le méprise1. Plus encore qu’un parti pris intellectuel, le goût voltairien y est étranger. Qu’on lise (il est impossible de tout lire, à moins d’y perdre son temps) des passages de La Henriade, les fameux contes philosophiques, un peu de son théâtre (Zaïre), on trouvera du juste, du bel esprit, de « l’intéressant » (qui signifie aussi « émouvant » au XVIIIe siècle et qui a toujours, chez Voltaire, son sens moderne), mais qui y débusquera du beau ? « Admiration et plaisir », voilà ce que Voltaire oppose au « beau »2. Voilà ce qui est, en effet, bien plus compréhensible, et qui ne va pas fricoter, soit par paresse (puisqu’on l’invoque quand on ne sait pas définir précisément) soit par mysticisme, avec la « métaphysique » et ses idoles. Et, par là (comme par quelques ailleurs), on salue volontiers Voltaire. Mais ce n’est pas tant pour échapper aux pièges des arrières-mondes que Voltaire renie le beau, que parce qu’il aime le laid.
Pétris de XIXe siècle comme nous le sommes, de Charles Baudelaire, de Joris-Karl Huysmans, et encore, au XXe siècle, de Georges Bataille, nous faisons du laid quelque chose de beau. Des fleurs du laid, du laid de l’extase, du laid apophatique. Mais le laid de Voltaire n’est pas sublimé, n’a pas besoin d’être sublimée, refuse d’être sublimé. C’est du laid à l’état brut. Dérangeant, grossier, vulgaire, immonde, cru.
Prenons, puisque tout le monde connaît, Candide.
Candide est d’une laideur assommante. Tout se cristallise dans Cunégonde. Ce personnage de jeune fille, dans une parodie cruelle, qui est une satire autant du genre romanesque que de la femme elle-même (et parmi les énigmes les plus épaisses qui entourent l’amant, pendant quinze ans, d’Émilie du Châtelet, celle de sa misogynie n’est pas la moindre3), fait l’objet de toutes les pires les pires saletés, les pires saloperies qu’on peut énoncer. Viol, mutilation, bassesse. Jusque dans son prénom. Du Sade avant l’heure, mais sans l’entreprise de destruction essentialiste sadienne (quoique?), mais avec une complaisance dans le sordide qui ne peut qu’étonner. Difficile de pointer par un terme adéquat le comportement de l’écrivain (nous ne jouerons pas ici le jeu narratologique) à l’égard de Cunégonde : on voudrait dire « gauloiserie », et cela renverrait au moins à la tradition du fabliau et à l’ascendance de Rabelais sur Voltaire, ce qui serait pertinent. On voudrait dire « sordide », mais depuis les « sordissimae » de Pascal Quignard, le terme paraît trop valorisant pour l’attitude voltairienne. Cette gêne lexicale confère à la chose un intérêt qu’elle ne semblait pas avoir jusque-là. C’est cru. C’est sale. C’est laid. Une fois n’est pas coutume, c’est Alfred de Musset qui nous offre sans doute le juste vocable, que Valéry même citera : « hideux »4. Oui, Voltaire est hideux. Et c’est presque une preuve contre le système platonicien qui, en prétendant que le Bien est le Beau, refuse qu’on fasse du Laid sans vouloir, in fine, un Beau, comme on ne peut désirer le Mal sans penser, in fine, que c’est mieux que le Bien, et donc qu’il s’agit toujours, en faisant le Mal de faire le Bien. Ici, c’est laid et c’est bien. La distinction est salvatrice.
Fallait-il en passer par là ? Et même : n’est-ce pas échouer par une réussite trop parfaite ? En tous cas, un inconvénient s’impose : si la valeur d’une œuvre vient de l’« admiration » et du « plaisir », la laideur contrecarre la première et déjoue le second.
On pourrait alors faire du « beau » une utilité. C’est le De Natura rerum de Lucrèce. La comédie de Molière, un principe du Grand Siècle : placere et docere, « plaire et instruire ». Mais c’est bien à cause de la « beauté » que le principe d’utilité échoue. Par la beauté que tout objectif ou volonté utilitariste dégonfle. Or, toute l’ambivalence réside dans ce phénomène : rien n’entrave plus l’objectif d’être utile que la volonté d’être utile. Certainement on ne sera jamais autant utile à l’humanité (puisqu’il s’agit de cela ici) qu’en évitant d’être utile. Toute finalité est une souffrance, une violence, une domination. Toute finalité impose un « principe », et tout principe (archè) est une torsion, une torture. Rien n’est inutile en soi, même ce qui prétend l’être, et il m’a toujours semblé qu’aucune tendance artistique n’était si puissamment politique que L’Art pour l’Art.
Nous ne nous aventurerons pas dans le labyrinthe des définitions du « beau ». Et nous nous astreindrons à quelques banalités fortes, comme peut-être celle-ci. Le beau est l’amour. L’attraction absolue, c’est-à-dire déliante, jusqu’à extraire le « soi » du « moi ». L’énergie vitale qui fait se mouvoir le soleil et nous autres étoiles : le « soi »). La particularité sociologique : le « moi ». Le « moi » est toujours incomplet, discontinu, enclavé. Souvent frustré. Si on veut, on peut dire que le beau nous hypnotise. Une transcendance toute matérielle, simplement matérielle5. La concentration en nous de l’énergie est si puissante qu’elle évide les données du moi (même si, évidemment, sans ce moi, il n’y aurait pas de « beau » : comment peut-on concevoir de « puissance » sans « forme »?). Elle l’évide dans une mesure plus ou moins grande et complète, ne trouvant peut-être (mais ce n’est pas sûr) son accomplissement dans ce qu’on a pu appeler la « petite mort » (l’abolition de la forme « moi » nous réduit à l’état médicalement végétatif, et, à son terme, à la mort). Mais, dans l’état d’hypnose ou d’extase, l’énergie moule notre conscience à sa dimension. Ainsi, en nous vidant, nous sommes remplis. Nous sommes remplis et nous sommes autre. Il nous fait autre. Il nous fait l’Autre. Nerval, l’Autre par excellence, est la Beauté par excellence. Et Rimbaud n’a-t-il pas saisi l’aporie de ses affirmations adolescentes en arrêtant d’écrire ? Car même les Comprachicos qui se cultivent les verrues sur la face sont beaux : ils sont épiques, lointains, ils nous invitent à ne plus être nous.
Or Voltaire est le « moi » par excellence. C’est le combat, la frustration, l’énergie brutale, qui va jusqu’au cynisme, c’est-à-dire au mépris des mœurs (« Voltaire, c’est 89 »). L’ego. Le cabotin bastonné que la hargne excite. Presque dialectique, la hideur qui renverse la hideur (Paul Valéry, reprenant Alfred de Musset, donc, prononça : « Ce sourire hideux éclaira, esquissa la ruine de maintes choses hideuses. »6). Mais rien de beau. Or, dans tous ses combats, dans toutes ses œuvres, quelle influence ont eu ses fictions, ses contes, son théâtre même ? C’est-à-dire ce qu’on étudie aujourd’hui, ce que nous faisons étudier ? Sans doute, si cette partie de l’oeuvre était toujours effectivement subversive, elle ne serait enseignée nulle part. Pire : en l’institutionnalisant par ses contes, est anesthésiée la charge subversive de son rôle politique, alors que tout le monde appelle à un nouveau 89. Ce rôle politique devient anecdotique. Son infatigable énergie politique devient anecdotique. Et sa hideur vaccine de sa subversivité.


** 

1Les quelques lignes du Dictionnaire philosophique à la vedette « beau, beauté » sont éclairantes : « Il conclut, après bien des réflexions, que le beau est souvent très relatif (…) et il s’épargna la peine de composer un long traité sur le beau. » (p.51, Classique Garnier) On notera la modalité adverbiale toute voltairienne « souvent très relatif », à laquelle on ne peut adjoindre que l’adjectif « ironique », et qui semble une tache sur le tissu de la phrase, un manque d’hygiène, une saleté – presque un cynisme.
2Dans le même article.
3En 1767, le septuagénaire écrit dans L’Ingénu : « Les filles apprennent à sentir plus aisément que les hommes n’apprennent à penser. » (début du chaptitre 18) Affirmation d’une différence essentialiste entre la femme et l’homme qui assigne, au moins prioritairement, la sensibilité à la femme et le penser à l’homme. Du reste, si on prend, parmi les contes, Zadig, Candide et L’Ingénu, on ne peut qu’admettre la supériorité des personnages masculins sur leurs homologues féminins, la différence de traitement ne serait-ce que romanesque au désavantage des unes par rapport aux autres.
4Dans la quatrième partie de Rolla : « Dors-tu content, Voltaire, et ton hideux sourire - Voltige-t-il encor sur tes os ? »
5Il faut opposer, dans la continuité de Gérard Genette, cette « transcendance » matérielle, qui est le passage d’un état de la matière à un autre état de la matière, à une conception métaphysique de la transcendance qui nous ferait passer de la matière à quelque chose qui ne serait plus de la matière. Dans une perspective humble du matérialisme, nous admettons qu’il n’y a rien d’autre que la matière.
6Pléiade, I, p.520.

mercredi 4 décembre 2019

Emission "Mise en bouche" #3 | Ayukawa Nobuo, poèmes 1945-55

L'émission consacrée à Ayukawa Nobuo ne restera pas en ligne longtemps, car la traductrice préfère que ce poète reste dans l'ombre et que les livres ne se vendent pas. Volonté tout à fait honorable que nous respectons.


samedi 19 octobre 2019

Emission "mise en bouche" #1 : lecture de "Fou de Vincent" de Hervé Guibert

"Mise en bouche" #1 lecture de "Fou de Vincent" de Hervé Guibert | musique de Joachim Neuville | pour Solstices project : www.solstices-project.com | octobre 2019

https://www.dailymotion.com/video/x7mukuh

lundi 7 octobre 2019

Conférence sur Amelia Rosselli | 12 oct 19 | Mba Orléans


<< Fille de Carlo Rosselli, co-fondateur du mouvement « Libertà e Giustizia » (assassiné en 1937 en France), et de Marion Cave, activiste anglaise du Labour, Amelia Rosselli est née à Paris en 1930 et a grandi dans trois langues – l’italien, l’anglais et le français – qui imprègnent toute son œuvre. Cousine d’Alberto Moravia, lancée par Pier Paolo Pasolini, influencée par le dodécaphonisme, la poétesse, morte elle-même tragiquement en 1996, a laissé une œuvre poétique exigeante, saisissante, d’une intensité torturée.
Au fil de cette vie où se croisent Louis Joxe, John Cage, Allan Ginsberg et la Beat Generation, Pier Paolo Pasolini, Carlo Levi ou encore Bobi Bazlen, Rodolphe Gauthier, poète et traducteur du recueil "Document" (éditions La Barque, 2014), parcourra des extraits de textes marqués par un trilinguisme qui rappelle l’« ydioma tripharium » de Dante et, à travers l’errance géographique et psychologique de la poétesse, par les vicissitudes du siècle dernier. >>

lundi 19 août 2019

La vie militaire de Rémy Belleau

Dans l’ode XXIII du « Troisiesme livre », Ronsard s’étonne que son ami ait troqué les vers contre des armes, pour le duc de Guise. (Un poète soldat, comme le sera d’Aubigné, puis, plus tard, Lord Byron, comme le seront, souvent malgré eux, quelques jeunes gens de la Première Guerre mondiale : Siegfried Sassoons, Wilfred Owen, Rupert Brooke, Isaac Rosenberg…)

Tu as donques quitté Thalie
Pour les despouilles d’Italie,
Belleau, que ta main ne tient pas,
Qui t’armant sous le Duc de Guise,
Imagines de voir à bas
Les murailles de Naples prise.

J’eusse plustost pensé les courses
Des eaux remonter à leurs sources,
Que te voir changer aux harnois,
Aux piques et aux harquebuses,
Tant de beaux vers que tu avois
Receu de la bouche des Muses.

Après n’avoir rien trouvé sur Wikipedia (il va falloir y remédier), une recherche dans l’Histoire de la Pléiade d’Henri Chamard (1867-1952, spécialiste de la littérature de la Renaissance française, ouvrage de 1941) offre non seulement quelques précieuses informations, mais cette odelette citée dans une version où le premier sizain diffère sensiblement :

Donc, Belleau, tu portes envie
Aus dépouïlles de l’Italie,
Qu’encres vous ne tenez pas,
Et t’armant sous le duc de Guyse,
Tu penses voir broncher à bas
Les murailles de Naples prise.

Chamard souligne l’ironie de cette odelette, imitée d’Horace (Carmina, I, XXIX, que Laumonier commente dans Ronsard Lyrique, p.370), qui, dans la version des Odes, a été tempérée, passant à l’amertume. Ainsi, voilà le parcours de Belleau : « Depuis qu’il avait publié sa traduction d’Anacréon et ses Petites inventions, Belleau n’avait plus guère, semble-t-il, fait parler de soi. Quittant la vie strudieuse pour la vie militaire, pendant l’automne de 1556, il avait pris les armes afin d’accompagner le duc de Guise en Italie. Ronsard, un peu surpris de cette ardeur guerrière, avait plaisanté son ami dans une ironique odelette : (…). Mais, sans se laisser arrêter par cette douce raillerie, le traducteur d’Anacréon s’était enrôlé dans la cavalerie du marquis d’Elbeuf, frère cadet du duc de Guise. M. Eckhardt conjecture ingénieusement que Belleau, dans la circonstance, avait eu l’appui de son protecteur Chretophle de Choiseul, abbé de mureaux, dont le frère aînée, Jean de Choiseul, baron de la Ferté, de Lanques et d’Autreville, et qui signait Lanques tout court, était lieutenant de la compagnie d’ordonnance du marquis d’Elbeuf. Toujours est-il qu’après une absence de près d’une année (de décembre 1556 à octobre 1557), Belleau, chevau-léger, qui n’avait pu voir sans tristesse l’échec du duc de Guise devant Civitella, était revenu de sa campagne en rapportant moins d’impressions de l’Italie elle-même que de beaux souvenirs de sa vie militaire. » Une note apprend ici que le Hongrois Sandor Eckhardt (1890-1969) a reconstitué la « vie militaire de Belleau », 38-50, grâce à ses poèmes, et qu’il aurait pu rencontrer Du Bellay à Rome, mais qu’aucun des deux n’y fait mention dans ses poèmes. Le livre d’Eckhardt est disponible, océrisé mais non corrigé, sur le site archive.org à l’adresse suivante : https://archive.org/stream/remybelleausavie00eckhuoft/remybelleausavie00eckhuoft_djvu.txt. Le chapitre II est en effet consacré à cette année, dont la table des matières annonce : « I. L'expédition de Naples (1556—1557). Question de la participation de Belleau. Projets des Guises. Motifs du départ de Belleau. Belleau chevau-léger ? La descente de l'armée de Guise en Italie. A Rome : Belleau et Du Bellay. Campagne dans les Abruzzes. Défense de Tivoli et de Paliano. Retour en France. II. Un voyage sur mer (1566 ?). Témoignage de Belleau. Elbeuf général des galères. Combat naval : une rencontre avec les corsaires ? »