(on retrouvera cet article, parmi d'autres, ici)
Apollinaire s'est rendu
deux fois à Londres, en novembre 1903 et en mai 1904.
En mai 1904, il prend le
train de Paris Saint-Lazare, puis le bateau et de nouveau le train
jusqu'à Londres Victoria. On sait qu'il est parti chercher Annie
Playden.
Annie Playden est la
gouvernante anglaise rencontrée en Allemagne en 1901 qui fut un
temps sa maîtresse, mais qui s'effraya assez vite de la fougue
amoureuse du poète.
Cette errance a donné
la très longue et très connue La chanson du Mal-Aimé,
dont on reproduit ici la
premier mouvement :
à Paul Léautaud
Et
je chantais cette romance
En 1903 sans savoir
Que mon amour à la semblance
Du beau Phénix s’il meurt un soir
Le matin voit sa renaissance.
En 1903 sans savoir
Que mon amour à la semblance
Du beau Phénix s’il meurt un soir
Le matin voit sa renaissance.
Un soir de
demi-brume à Londres
Un voyou qui ressemblait à
Mon amour vint à ma rencontre
Et le regard qu’il me jeta
Me fit baisser les yeux de honte
Un voyou qui ressemblait à
Mon amour vint à ma rencontre
Et le regard qu’il me jeta
Me fit baisser les yeux de honte
Je suivis ce mauvais garçon
Qui sifflotait mains dans les poches
Nous semblions entre les maisons
Onde ouverte de la Mer Rouge
Lui les Hébreux moi Pharaon
Qui sifflotait mains dans les poches
Nous semblions entre les maisons
Onde ouverte de la Mer Rouge
Lui les Hébreux moi Pharaon
Oue tombent ces vagues de
briques
Si tu ne fus pas bien aimée
Je suis le souverain d’Égypte
Sa soeur-épouse son armée
Si tu n’es pas l’amour unique
Si tu ne fus pas bien aimée
Je suis le souverain d’Égypte
Sa soeur-épouse son armée
Si tu n’es pas l’amour unique
Au tournant d’une rue brûlant
De tous les feux de ses façades
Plaies du brouillard sanguinolent
Où se lamentaient les façades
Une femme lui ressemblant
De tous les feux de ses façades
Plaies du brouillard sanguinolent
Où se lamentaient les façades
Une femme lui ressemblant
C’était son regard
d’inhumaine
La cicatrice à son cou nu
Sortit saoule d’une taverne
Au moment où je reconnus
La fausseté de l’amour même
La cicatrice à son cou nu
Sortit saoule d’une taverne
Au moment où je reconnus
La fausseté de l’amour même
Lorsqu’il fut de retour
enfin
Dans sa patrie le sage Ulysse
Son vieux chien de lui se souvint
Près d’un tapis de haute lisse
Sa femme attendait qu’il revînt
Dans sa patrie le sage Ulysse
Son vieux chien de lui se souvint
Près d’un tapis de haute lisse
Sa femme attendait qu’il revînt
L’époux royal de Sacontale
Las de vaincre se réjouit
Quand il la retrouva plus pâle
D’attente et d’amour yeux pâlis
Caressant sa gazelle mâle
Las de vaincre se réjouit
Quand il la retrouva plus pâle
D’attente et d’amour yeux pâlis
Caressant sa gazelle mâle
J’ai pensé à ces
rois heureux
Lorsque le faux amour et celle
Dont je suis encore amoureux
Heurtant leurs ombres infidèles
Me rendirent si malheureux
Lorsque le faux amour et celle
Dont je suis encore amoureux
Heurtant leurs ombres infidèles
Me rendirent si malheureux
Regrets sur quoi l’enfer
se fonde
Qu’un ciel d’oubli s’ouvre à mes vœux
Pour son baiser les rois du monde
Seraient morts les pauvres fameux
Pour elle eussent vendu leur ombre
J’ai hiverné dans mon passé
Revienne le soleil de Pâques
Pour chauffer un cœur plus glacé
Que les quarante de Sébaste
Moins que ma vie martyrisée
Qu’un ciel d’oubli s’ouvre à mes vœux
Pour son baiser les rois du monde
Seraient morts les pauvres fameux
Pour elle eussent vendu leur ombre
J’ai hiverné dans mon passé
Revienne le soleil de Pâques
Pour chauffer un cœur plus glacé
Que les quarante de Sébaste
Moins que ma vie martyrisée
Mon beau navire ô ma mémoire
Avons-nous assez navigué
Dans une onde mauvaise à boire
Avons-nous assez divagué
De la belle aube au triste soir
Adieu faux amour confondu
Avec la femme qui s’éloigne
Avec celle que j’ai perdue
L’année dernière en Allemagne
Et que je ne reverrai plus
Voie lactée ô sœur lumineuse
Des blancs ruisseaux de Chanaan
Et des corps blancs des amoureuses
Nageurs morts suivrons-nous d’ahan
Ton cours vers d’autres nébuleuses
Je me souviens d’une autre année
C’était l’aube d’un jour d’avril
J’ai chanté ma joie bien-aimée
Chanté l’amour à voix virile
Au moment d’amour de l’année
etc.
Même si Alcools
est marqué par l'Allemagne et le Rhin, on y trouve donc
l'Angleterre. Car la zone
géographique est une zone géographique (senti)mentale
et non pas physique.
En 1951, nous apprend
Campbell, LeRoy Breuning se rend à New York pour retrouver Annie,
maintenant mariée. Quarante ans plus tard, elle ignorait la
postérité glorieuse d'Apollinaire, qu'elle appelait par son vrai
prénom, Wilhelm, et sans doute cette gloriole posthume lui était à
peu près égale, sinon amusante, là où elle était, à l'âge
qu'elle avait (elle meurt en 1961)...
En fait, quand
Apollinaire débarque à Londres, Annie a déjà émigré aux
États-Unis. Campbell affirme que c'est pour lui échapper que la
jeune femme apeurée aurait fui, mais cette raison nous semble bien
légère pour une décision aussi définitive.
Apollinaire n'a dû
apprendre la nouvelle de son départ qu'à Londres même et on peut
deviner l'effet qu'elle a eu. Cette découverte de l'absence (du
vide) a fait basculé la quête en errance. De la marche vers une
adresse notée dans un carnet...
« retour à Angel
Tube en face poste
Demander Clapham Road
4d »
Tube en face poste
Demander Clapham Road
4d »
…il ne reste plus que
le rythme du poème. Ce poème n'est pas une sublimation du
quotidien, mais sa continuité. Après la recherche du jour, il y a
la chanson du soir. Car c'est sur le crépuscule du soir – nous
sommes en mai, le soleil se couche vers 8h ou 8h30 – que s'ouvre le
poème, après la déconvenue, quand Apollinaire sait qu'il ne
reverra pas Annie. L'heure de l'ivresse, l'heure des rencontres et
des faux-semblants.
Mais tout cela est moins
encore qu'une intuition, une simple supposition logique.
Surtout, ironiquement,
Annie s'inscrit alors parfaitement dans une thématique majeure du
futur recueil : l'émigration. Partir, c'est sortir de la zone.
Départ commémoré, si
l'on veut, et presque – pour certains passages – comme
après-coup, par L’Émigrant de Landor Road, d'après
le nom de la rue où la famille Playden habitait à Clapham.
L'émigrant de Landor Road
À André Billy.
À André Billy.
Le chapeau à la main il entra du pied droit
Chez un tailleur très chic et fournisseur du roi
Ce commerçant venait de couper quelques têtes
De mannequins vêtus comme il faut qu'on se vête
La foule en tous les sens remuait en mêlant
Des ombres sans amour qui se traînaient par terre
Et des mains vers le ciel plein de lacs de lumière
S'envolaient quelquefois comme des oiseaux blancs
Mon bateau partira demain pour l'Amérique
Et je ne reviendrai jamais
Avec l'argent gagné dans les prairies lyriques
Guider mon ombre aveugle en ces rues que j'aimais
Car revenir c'est bon pour un soldat des Indes
Les boursiers ont vendu tous mes crachats d'or fin
Mais habillé de neuf je veux dormir enfin
Sous des arbres pleins d'oiseaux muets et de singes
Les mannequins pour lui s'étant déshabillés
Battirent leurs habits puis les lui essayèrent
Le vêtement d'un lord mort sans avoir payé
Au rabais l'habilla comme un millionnaire
Au-dehors les années
Regardaient la vitrine
Les mannequins victimes
Et passaient enchaînées
Intercalées dans l'an c'étaient les journées veuves
Les vendredis sanglants et lents d'enterrements
De blancs et de tout noirs vaincus des cieux qui pleuvent
Quand la femme du diable a battu son amant
Puis dans un port d'automne aux feuilles indécises
Quand les mains de la foule y feuillolaient aussi
Sur le pont du vaisseau il posa sa valise
Et s'assit
Les vents de l'Océan en soufflant leurs menaces
Laissaient dans ses cheveux de longs baisers mouillés
Des émigrants tendaient vers le port leurs mains lasses
Et d'autres en pleurant s'étaient agenouillés
Il regarda longtemps les rives qui moururent
Seuls des bateaux d'enfant tremblaient à l'horizon
Un tout petit bouquet flottant à l'aventure
Couvrit l'Océan d'une immense floraison
Il aurait voulu ce bouquet comme la gloire
Jouer dans d'autres mers parmi tous les dauphins
Et l'on tissait dans sa mémoire
Une tapisserie sans fin
Qui figurait son histoire
Mais pour noyer changées en poux
Ces tisseuses têtues qui sans cesse interrogent
Il se maria comme un doge
Aux cris d'une sirène moderne sans époux
Gonfle-toi vers la nuit Ô Mer Les yeux des squales
Jusqu'à l'aube ont guetté de loin avidement
Des cadavres de jours rongés par les étoiles
Parmi le bruit des flots et les derniers serments
C'était le deuxième
séjour d'Apollinaire à Londres. Les deux fois il fut accueilli par
Faik bég Konitza (1874-1942), révolutionnaire et directeur de revue
albanais, puis homme politique. Apollinaire consacra à cet ami une
superbe chronique dans La Vie anecdoctique
du 1er
mai 1912, qu'on pourra lire en
cliquant sur ce lien. Le
personnage est intéressant.
En novembre 1903,
Konitza habitait au 3 Oakley Crescent, City Road, derrière St
Matthew's Church (détruite en 1940), en 1904, c'est à Chingford
qu'il résidait.
On peut s'imaginer
l'état d'esprit du poète pendant cette errance londonienne. Et en
même temps, encore une fois, nous n'en savons rien : puisque
malgré son échec, il était avec son ami, il était à Londres (sur
les traces de Rimbaud), et il était assez prolixe.
Combien de temps a duré
ce séjour ? Nous n'avons pas (encore) trouvé d'informations
sûres. Si on se fie aux carnets du fonds Apollinaire à la BNF (FR.
Nouv. Acq. 16293 / Carnet cartonné de 10,5 / 10 cm., 36 f°.),
quelques jours à peine (puisque les indications anglaises sont peu
nombreuses coincées entre d'autres). Contrairement au Rhin, la
Tamise pourtant si blonde et si magique ne l'inspire pas beaucoup.
Mais ce document vient
nous fournir aussi des indications d'adresses (dont la maison des
Playden citée plus haut) et de lieux (et donc de quartiers, dans le
sud de Londres) où le poète a dû se rendre :
« Couverture,
2e plat
Clément
Scott,
Esq.
directeur
de
The
Free Lance
15,
Essex Street
Strand,
W. C.
Londres »
et :
« Upper
Street, Islington N
159 to 166 Gardiner
& C°
Scotch
House »
Voilà
la maigre récolte, pour cette fois, du passage d'Apollinaire à
Londres...
(Note :
C'est à James Campbell, écrivain et journaliste, apparemment
Écossais et apparemment né en 1951, qu'on doit la plupart
des informations que nous utilisons ici ou celles qui nous ont permis
d'en trouver d'autres (on pourra consulter son très bel article
publié dans The
Guardian sur la présence des écrivains français à
Londres que nous utilisons ailleurs encore).
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