dimanche 23 décembre 2018

Reliefs d'une consommation culturelle (le Louvre-Lens), le 23 décembre 2018

L’autre jour, le Louvre-Lens. Horrible musée. Musée didactique. Preuve de plus, si besoin était, que l’art (et la culture en général), loin d’être un moyen d’émancipation, n’est qu’un attribut du pouvoir institutionnel et de sa domination.
Ce n’est pas tant le contenu, donc, que le cadre qui est insupportable. Gaver comme des oies des générations entières d’élèves avec des œuvres avilies. L’avilissement des œuvres est la première étape indispensable à la fabrication des futurs travailleurs dociles. Et le musée (celui de Lens, le plus abouti) est l’usine de cette double opération : destitution et dégradation des œuvres ; programmation des jeunes individus.
Le processus de destitution et de dégradation des œuvres est simple : c’est l’« open space ». On atténue le plus possible la présence de l’oeuvre, en abolissant toute mise en scène particulière. L’oeuvre est perdue au milieu d’autres œuvres, arrachée à tout contexte matériel, à toute scénographie, à tout environnement, sinon celui aseptisé d’un hôpital muséal. Cet « open-space » est digne de l’entreprise et de la « start-up ». La fameuse « galerie du temps » devient un véritable hall de gare, où toute concentration est rendue impossible à la fois par le bruit et par les perspectives parasitaires où le regard est constamment soumis à des stimuli puissants. Cette confusion est d’ailleurs revendiquée par les concepteurs du lieu : ce n’est pas l’expérience de l’oeuvre qui compte, mais sa rencontre avec les autres œuvres. De fait, si les œuvres se rencontrent peut-être entre elles, nous ne pouvons, nous, les rencontrer. Pas d’expérience de l’oeuvre. Pas de rencontre possible. Pas d’envie de rester devant l’une d’elles : la configuration de l’espace privilégie le zapping, la vitesse, la vue d’ensemble. Des qualités entrepreneuriales, économiques, capitalistes. Rien d’humain là-dedans.

Même au niveau du contenu, si nous voulions en parler, beaucoup de défauts seraient à déplorer.
Peu d’oeuvres, toutes choisies attentivement pour qu’au moins un artefact de chaque grand genre ou courant soit présent (il y a une idole des Cyclades, un vase grec, une momie égyptienne, un Raphaël, un Rembrandt…). Ce principe de ponction qui se veut très intelligent est tout à fait absurde. On ne peut se familiariser avec une période qu’en se confrontant avec le plus d’artefacts possibles (sans parler de la nécessité des textes d’époque, comme des interprétations historiques). Un lent et long apprivoisement – mutuel, pourrions-nous dire – de l’oeuvre et du spectateur.
Il y a ensuite de très nombreuses approximations dans l’ordonnance spatio-temporelle des collections. L’honnêteté aurait exigé la rigueur. Horizontalement, les œuvres sont censées appartenir à la même époque, à gauche l’ouest, à droite l’est. Plus on avance dans la galerie, plus on avance dans le temps, sans que le choix de l’anamorphose soit respecté dans les distances. On trouvera donc des œuvres, sur la même ligne temporelle, qui ont plusieurs siècles d’écart, mais peu importe : c’est l’idée qui compte, le petit côté ludique de la chose !
On comprend bien que le but n’est ni la rigueur scientifique, ni la sensibilisation à l’art, mais bien une volonté d’esbroufe, une démonstration écrasante de moyens pour stupéfier l’individu et le réduire à la soumission de croire et d’accepter ce qu’on lui apporte, si généreusement, par-delà les époques et les frontières… Adhérer à une vision officielle de l’art, de la conservation, de la « mise en valeur » (diffusion), de la construction d’une identité culturelle nationale.
C’est le passage à marche forcée de classes entières, autant fois qu’il le faudra, pour reconnaître la grandeur de l’État dit républicain français.
Nous pourrions sans doute aller plus loin encore dans l’analyse. Le Louvre-Lens est un triste prétexte. La politique de décentralisation est bien factice. Il s’agit là encore d’affirmer l’appartenance de régions limitrophes à une « culture commune », c’est-à-dire parisienne. La lecture des vestiges archéologiques, tout au fond, loin de souligner les différences et les résistances, offre une vision harmonieuse de progression vers une unité nationale, en prenant appui notamment sur le syncrétisme permis par Rome, devenu parangon universel de l’Empire doux, et ancêtre de tous les territoires européens.

Quel « musée », alors, proposer ?
Il faudrait que les musées soient des niches, des lieux presque secrets, dont on ne parlerait jamais, si ce n’est de bouche à oreille. L’exact contraire de la publicité, de l’efficacité, de la vente, de la marchandisation.
Il faudrait des espaces contigus, chantournés, où la rencontre serait intime et privilégiée. Il faudrait enterrer certains musées. En ménager d’autres au fond des forêts, ou dans de vieilles maisons au beau milieu des rues commerçantes, comme un arbre dont les racines s’enfonceraient plus profondes que les considérations marchandes. Des lieux préservés de l’argent, du pouvoir, où celles et ceux qui y officieraient n’auraient rien à voir avec l’État ou le Marché. L’oeuvre, dans sa propre dénonciation de ses rapports avec le pouvoir et l’argent qui sont, la plupart du temps, à son origine, offrirait dans ce contexte inactuel une voie de dépassement de la situation qui étouffe l’individu contemporain.
Mais on comprend bien que ce n’est pas l’objectif de l’État.

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