mercredi 13 février 2019

Reliefs des consommations culturelles, le 11 février 2019

Beauvoir toujours, La Force de l’âge, toujours aussi lumineux. L’écriture des randonnées, pendant la période rouennaise. Pages nombreuses, généreuses, saisissantes sur la marche (que la petite collection de Mercure de France, Le goût de…, sur ce thème, ne semble pas avoir reprises).
On rencontre, au fil des pages, Génica Athanasiou (mais plus Artaud pour l’instant), Sylvia Bataille, mais pas son mari, avec cette précision enrichissante qu’elle apparaît, pour Beauvoir, comme une vedette auréolée de paillettes. Il faut imaginer Georges Bataille, loin de l’angoisse de Le Bleu du ciel ou de L’Expérience intérieure (ouvrage de guerre cependant, il faut le rappeler), loin de la folie fière qui le poursuit depuis l’abandon sous les bombes de son père aveugle et paraplégique, traînant sur les tournages de Jean Renoir et sous les feux de la rampe (il apparaît en curé, au côté d’Henri Cartier-Bresson, dans Une partie de campagne de 1936), aussi bien que dans les salons de Jacques Lacan (qui épousera Sylvia en 1953). Ce trio fait l’objet d’un récit de Bataille, dans L’Impossible, intitulé sympathiquement « Histoire de rats » (1947). Ces « rats » faisant référence à Freud, mais aussi à Proust qui faisait piquer, selon un rituel pervers, des « rats » qui symboliseraient ses parents (selon George D. Painter).
Simone de Beauvoir signale aussi les crimes de la Cagoule, dont l’assassinat des frères Rosselli, fondateurs du mouvement antifasciste « Justice et Liberté », qui, pour nous, évoque les larmes d’une petite fille de sept ans, Amelia Rosselli, qui perd ainsi son père et commence une vie qui s’achèvera par une défenestration à Rome, soixante ans plus tard.
Grâce à ses connaissances, Sartre finit par publier La Nausée (qu’il voulait intituler Melancholia en référence à Dürer – un titre plus juste sans doute, mais Sartre est prêt à corriger ce qu’on lui demande pour être publié), quoiqu’on lui reproche l’aspect caricatural du personnage de l’autodidacte (qui frappa même un lecteur de seize ou dix-sept ans).
On reproche à Sartre de n’être pas un écrivain. On lui reproche aussi, parfois, de n’être pas un philosophe. Il faut être bien infatué et inconsistant pour colporter de telles vilenies.
Chez Beauvoir (mais chez Sartre aussi), l’importance du personnage paraît exagérée. Tout se construit sur la réalité de certains de ces personnages à partir desquels le monde est vécu, appréhendé (Hemingway leur sert de parangon). L’exigence phénoménologique de l’existentialisme se manifeste avec une foi démesurée dans la littérature (puisque c’est l’art par excellence pour Beauvoir et Sartre). Pour le dire autrement, c’est l’humain qui est au centre du monde, même si cet humain est incomplet, traversé d’absurdité, en lutte constante (si l’existence est un humanisme, c’est un humanisme angoissé, inquiet – mélancolique, à entendre selon Dürer, donc, mais aussi selon les lettres du Tasse était mélancolique). Les pages à propos de L’Invitée concentrent l’expression de cette foi dans le personnage. Vision datée (mais quoi ne l’est pas?) quand nous voudrions davantage exprimer des agencements dans lesquels le personnage n’aurait pas plus d’importance qu’un lieu, une date, ou même un objet du décor ?
Beaucoup de perles, dont cette citation impromptue, reprise dans le film La Classe Américaine : Le Grand détournement d’Hazanavicius et Mézerette (1993), dont je croyais qu’elle était issue : « La locomotive de ma passion roule sur les rails de votre indifférence » (p.584) Recherche rapide et infructueuse sur Internet (penser à demander aux Guichets du Savoir de la bibliothèque de Lyon).

Pour écouter Don Giovanni, je lance la version filmée de Losey. Les dessins spectaculaires du générique me retiennent devant l’écran. Et plus encore la citation de Gramsci, que je relis attentivement. « Il vecchio muore, il nuovo non può nascere e in questo interregno si verificano i fenomeni morbosi più svariati. » (L’ancien meurt, le nouveau ne peut naître et dans cet interrègne se vérifient les phénomènes morbides les plus variés). On aura commenté beaucoup cet exergue. Comme, par ailleurs, je feuillette Conjurer la peur, essai sur la force politique des images de Patrick Boucheron sur Sienne en 1338, à partir des fresques des Lorenzetti, et que j’y lis, en substance, que Sienne était engagé dans un déclin, « irrémédiablement », je pense que c’est notre époque qui conjure sa propre peur de son propre déclin en l’annonçant sans cesse, en l’analysant aussi bien chez elle-même que chez les autres (l’étude du déclin de Venise est une science à part entière, et il ne serait pas étonnant que certains le fassent remonter aux temps mêmes où Venise n’était qu’un marécage : comme si on découvrait que toute naissance était vouée à une mort – ou qu’on pouvait faire chauffer de l’eau…). Mais, par le choix de cette citation, Losey exprime une plus riche épaisseur (tant dans l’historicisme imposé par l’auteur marxiste, que par la symbolique du choix de cet auteur, ou encore par le choix de cet auteur pour ouvrir un opéra de Mozart, et plus encore pour le Don Giovanni, etc.). L’ouverture de Mozart (mais il est toujours dommage de ne pas donner à Lorenzo da Ponte toute la place qui lui revient) mélange l’angoisse la plus métaphysique (ou, pour rester dans l’esprit de Beauvoir, « existentielle ») et la joie la plus aiguë. Rappelle par là celle de Tannhaüser. Il est difficile d’apprécier d’autres versions du Don Giovanni quand on connaît celle de Losey. Ingmar Bergman, avec La flûte enchantée (1975), n’a pas eu autant de bonheur, ni même le suprême Tarkovsky avec Boris Godunov (1983). Enfin, comme dans Eva, Losey parvient à filmer Venise, ce qui est un exploit.

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