Ascetico
e sensuale e senza tempo
vivo
fra piazze e strade di Roma.
(photographie de Dino
Ignani)
Les recueils de Dario
Bellezza étaient introuvables depuis plusieurs années déjà, et
c'est donc avec une surprise enthousiaste qu'on accueille la
publication des poésies complètes,
Tutte le poesie, chez
Mondadori, rassemblées et
présentées par Roberto
Deidier.
On
ouvre – enfin ! – Invettive e licenze,
1971 – Invectives et licences :
Ma non saprai gammai
perché sorrido.
Perché fui il pedante
Amleto
della più
consolatrice borghesia.
Perché non ho
combattuto il Leviatano
Stato che vuole tutto
inghiottire
nella macchinosa
congerie
della sua burocrazia
inesorabile.
Ora mi nascono le
unghie come ai morti.
Mais
tu ne sauras jamais pourquoi je souris.
Parce
ce que j'étais le Hamlet pédant
de
la bourgeoisie la plus consolatrice.
Parce
que je n'ai pas combattu l’État
Léviatan
qui veut tout engloutir
dans
l'arsenal
mécanique
de
sa bureaucratie inexorable.
Maintenant
mes ongles poussent comme aux morts.
Dario
Bellezza est né et mort à Rome. 1944-1996. Roberto Deidier, qui a
été son ami et qui a
dirigé l'édition critique
de ce livre, ne précise pas
qu'il était atteint
du Sida. Tout comme il ne
fait que très peu d'allusions à son homosexualité, peut-être pour
bousculer une
image qui lui colle à la peau et limite sa réception. Bellezzi
a été le jeune protégé de Pasolini qui, comme pour Amelia
Rosselli dont il a été un temps le colocataire (et
près de qui il est enterré au cimetière acatholique de Rome),
lui a permis d'émerger sur la scène poétique italienne. À
la parution de Invectives et licences
en 1971, le maître Italien
salue « le
meilleur poète de la nouvelle génération ». Il
se lie alors avec les grandes personnalités du monde littéraire
romain, notamment Penna,
Raboni, Ortese, Moravia et
Morante qui feront de lui, à son tour, un personnage
incontournable de la poésie contemporaine. Et
s'il a été une des figures
majeures du
jeu des mondanités romaines, il
a néanmoins perpétué
l'effort
pasolinien de
découverte et de diffusion de poètes inconnus.
Cette
proche ascendance se double d'un goût marqué pour la littérature
fin-de-siècle,
symboliste et décadente.
Fin-de-siècle, Dario
Bellezza l'est
incontestablement, à sa
manière (par sa propre
position chronologique du reste),
mais aussi par ses
thématiques et ses
références : son
premier recueil, de manière
programmatique, débute
là où s'achève le
poème de D'Annunzio dédié à Andrea Sperelli (Al poeta Andrea Sperelli, dans Chimere, qui
est en fait le personnage principal de son propre roman Il
Piacere - 1889), double d'un
double poétique, et auto-projection du sujet en objet littéraire (l'art et son double : la vie). Bellezzi
prolongera donc le dialogue engagé avec cette « âme », dont nous traduirons ici les derniers vers :
Sola io contemplo,
sola e senza voce,
un mar che non ha
fondo e non ha lido.
O tu che soffri, il
tuo soffrire è atroce ;
ma non saprai gammai
perché sorrido.
Seule
je contemple, seule et sans voix,
une
mer qui n'a pas de fond et n'a pas de rive.
Ô
toi qui souffres, sa souffrance est atroce ;
mais
tu ne sauras jamais pourquoi je souris.
Héritage
poétique, continuité historique, construction
assez classique – voire maniérée – de la figure du poète
souffrant, du poète maudit (que confirmera malgré lui la maladie
qui l'emportera), Dario
Bellezza est aussi « fin-de-siècle », de
manière transhistorique (dans le sens où l'on retrouve à travers
les époques des similitudes organiques)
parce qu'il est
moderne dans son langage et ses rythmes. À
mon sens, il est comparable à certains poètes de la
Beat Generation et fait penser par plus d'un détail à Ginsberg. La
ville, le corps, le désir, l'homosexualité, une certaine rudesse de
l'expression, une quotidienneté
du vocabulaire qui côtoie,
dans des rythmes puissants et
saccadés, des
topoï poétiques, des
archaïsmes même de l'envolée lyrique, du vastes,
voilà le drôle de cocktail que l'on apprendra
à aimer au fil de ces
recueils.
L.S.D.
Sospiravi attendendo
che facesse
la sua tossica azione.
Te ne stavi
stupito di tanto
languore in qualche
sole di solo drogato.
La luce nel tuo volto
che io scrutavo e
contavo le rughe
che segnavano il
tradimento :
le occhiaie della mia
perdizione.
O ragazzo, caro
ragazzo andiamo
via in questo treno di
aria
dalla civiltà che ci
bara ; accagliamo
devoti il selvaggio
servaggio che è in noi,
nella notte è il
silenzio che ci vince
e ci bacia e se tu
rimani freddo
è allora colpa mia,
della mia bocca
che non ti bacia e non
riscalda
le tue labbra di
bracia.
Ma guarda, ragazzo
mio : la sera
ha tutto in sé
ravvoltolato. L'angoscia
è perfetta e
nessun'altra può
scuoterla
o
spossessarla.
Pensa
che io ti sono madre e i piccoli
fratelli
sono tanti piccoli uccelli
col
gozzo pieno di cibo e io sono loro
fratello
e la Stazione il Pincio e il Colosseo
non
ci riguardano più.
L.S.D.
Tu
soupirais en attendant que ça fasse
son
action toxique. Tu t'étais
étonné
de tant de langueur en quelque
soleil
de seul drogué. La
lumière dans ton visage
que
je scrutais et je comptais les rides
qui
signalait la trahison :
les
cernes de ma perdition.
Ô
mon garçon, mon cher garçon allons-
nous-en
dans ce train d'air
de
la civilisation qui nous trompe ; accueillons
dévotement
le servage sauvage qui est en nous,
dans
la nuit est le silence qui nous vainc
et
nous embrasse et si tu restes froid
c'est
que c'est ma faute, celle de ma bouche
qui
ne t'embrasse pas et ne réchauffe pas
tes
lèvres de braises.
Mais
regarde, mon garçon : le soir
a
tout mis sens dessus dessous. L'angoisse
est
parfaite et aucune autre ne peut la secouer
ou
la déposséder.
Imagine
que je suis ta mère et que tes petits
frères
sont autant de petits oiseaux
avec
le gosier plein de nourriture et que je suis leur
frère
et la Station le Pincio et le Colisée
ne
nous regardent plus.
(de
Appunti
– Notes,
p.189)
*
Fosse
l'ultimo amore il tuo
pure
direi a me stesso : « Ama.
Soffrire
è godimento, è pena :
tagliarsi
le vene è saggio.
Non
morire è un passo accorto
che
puoi fare per corraggio
se
morte è tutto, e nulla
la
vita ».
Così
ascolto le sirene dell'oltraggio
e
tutto il pianto di cui ero capace
ormai
fa parte di un viaggio
che
non ci riguarda più la mia carcassa.
Ascetico
e sensuale e senza tempo
vivo
fra piazze e strade di Roma.
Ascolto
voci sotterranee che dicono
che
il mio giorno è finito. Ma vivo
resto
e mi tracscino in vita, cara
vita
che persi tutta d'un botto
ferocemente
entrando nella vita.
Del
resto l'infanzia è lontana,
l'adolescenza
sparita : la rappresentazione
è
quasi finita. Signori, si chiude !
Ce
serait le dernier amour le tien
je
dirais quand même en moi-même : « Aime.
Souffrir
est une jouissance, est une peine :
se
tailler les veines est sage.
Ne
pas mourir est un geste
prudent
que
tu peux faire par courage
si
la morte est tout, et que rien
est
la vie ».
Ainsi
j'écoute les sirènes de l'outrage
et
toutes les larmes dont j'étais capable
désormais
font partie d'un voyage
qui
ne regarde plus ma carcasse.
Ascétique
et sensuel et sans temps
je
vis entre les places et les rues de Rome.
J'écoute
les voix souterraines qui disent
que
mon jour est fini. Mais je vis
je
reste et je me traîne dans la vie, chère
vie
que je perdis tout d'un coup
férocement
en entrant dans la vie.
Du
reste l'enfance est lointaine,
l'adolescence
a disparu : la représentation
est
presque finie. Messieurs, on ferme !
(Appunti
– Notes, p.191)
*
Saresti morto di AIDS
poeta assassinato
se fossi ancora
restato
fra i vivi incerti
chi ti piange è
perduto
al ricordo e al
passato.
Tu
serais mort du Sida
poète
assassiné
si
tu étais encore resté
entre
les vivants incertains
qui
te pleure est perdu
au
souvenir et au passé.
(Il
nulla – Le néant,
p.653)
*
Comme
nous avons par ailleurs traduit Amelia Rosselli, nous finirons cette
première série de
traductions par
une autre poésie d'Invectives
et licences :
AD A.R.
« Sono una iena
che ha denunziato il suo rivale.
Ma senza di te non ci
potevo stare. L'ho denunziato
sì,
senza stile, alla benedetta polizia, per droga
e
il permesso di soggiorno gli hanno tolto, non
gli
hanno torto neppure un cappello. Faceva
il
pittore a Piazza Navona e tu dicevi
che
era il più grande pittore del mondo ! »
À
A.R.
« Je
suis une hyène qui a dénoncé son rival.
Mais
sans toi je n'y serais pas arrivé. Je l'ai dénoncé
oui
sans style, à la police bénie, pour détention de drogues
et
ils lui ont retiré le permis de séjour, ils n'ont
même
pas touché un cheveu de sa tête. Il était
peintre
place Navone et tu disais
que
c'était le plus grand peintre du monde ! »
*
Roberto
Deidier signe l'appareil
critique de cette édition, une introduction analytique,
riche et précise, une bibliographie
critique très complète, un
travail sérieux
et teinté d'une mélancolie intime,
d'une sensibilité touchante. Un
grand merci, donc, pour ce
livre attendu depuis des années.
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