dimanche 31 mars 2019

Relief d'une consommation culturelle - le 24 mars 2019 - Adorno, Schönberg et l'habitude du bizarre

Theodor Adorno, Prismes (suite). Après les réflexions sur le jazz, viennent les réflexions sur Bach, puis l’éloge de Schönberg. « Celui qui ne comprend pas fait comme la haute intelligence de l’âne dont parlait Mahler : il projette son insuffisance sur la chose et la déclare incompréhensible. En effet, la musique de Schönberg réclame dès l’abord une participation active et concentrée ; une attention aiguë à la diversité des événements simultanés ; une renonciation aux béquilles habituelles d’une écoute qui sait toujours d’avance ce qui va se passer ; une perception intense de l’événement singulier, spécifique, et la capacité de saisir avec précision les éléments qui changent souvent à l’intérieur d’un champ infime, et leur histoire unique. La pureté et la ténacité avec lesquelles Schönberg s’abandonnait chaque fois à l’exigence objective le privèrent du succès ; le sérieux, la richesse, l’intégrité de sa musique suscitèrent le ressentiment. Plus elle donne aux auditeurs, moins elle est complaisante à leur égard. Elle demande à l’auditeur de participer spontanément au mouvement interne de la composition ; au lieu d’une contemplation pure et simple, elle sollicite en quelque sorte une attitude pratique. Par là Schönberg déçoit cruellement l’attente, qui subsiste en dépit de toutes les protestations idéalistes, d’une musique se laissant facilement écouter comme une série de stimuli sensoriels agréable. (…) Chez Schönberg, c’en est fini des bons sentiments. Il dénonce un conformisme qui s’empare de la musique comme réserve naturelle de l’infantilisme au sein d’une société qui sait depuis longtemps qu’elle n’est supportable que dans la mesure où elle accorde à ses prisonniers un quota de bonheur enfantin mesuré. Il pèche contre la division de la vie en travail et temps libre ; il réclame pour le temps libre une sorte de travail qui pourrait susciter le doute à l’égard du travail lui-même. Il s’engage passionnément pour une musique dont l’esprit n’aurait pas à rougir et qui par là même fait rougir l’esprit dominant. Sa musique veut s’émanciper à deux extrêmes : elle libère les pulsions menaçantes que la musique n’accueille généralement que filtrées et frelatées dans le sens de l’harmonie ; et elle tend à l’extrême l’énergie de l’esprit, principe d’un moi assez fort pour ne pas renier la pulsion. » (p.184-5) Une suspicion pointe : est-ce que cette déstabilisation de l’attente ne peut-elle pas devenir elle-même une habitude, et un moyen en quelque sorte de se reposer sur l’émotion suscitée par la surprise, de canaliser les pulsions qui par ailleurs existent aussi devant l’inertie de la musique de l’industrie culturelle ? Certaines personnes n’écoutent que de la musique dite « expérimentale », et c’est aussi un moyen de canaliser des puissances qui pourraient se manifester sur le plan politique.

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