lundi 8 avril 2019

Reliefs d'une consommation culturelle, le 31 mars 2019 - Musée juif de Berlin / Aurélien Barrau (Thinkerview)



Le Musée Juif de Berlin par Daniel Libeskind (Film documentaire sur l’architecture – Arte/rmn). On atteint ici à une rare épiphanie architecturale. Nous sommes en 1999. Épiphanie négative, comme Adorno parle de dialectique négative. Car rien de positif n’en ressort, mais la terrible et précaire commémoration du comble de l’horreur. Comme une soustraction fondamentale qui rappelle le mensonge de toute notion de progrès technique (le génocide juif n’est-il pas le résultat de deux siècles d’industrialisation?). Ce qui était peut-être un musée (puisque c’est le titre dont on l’affuble) est resté longtemps vide, et cela suffisait. Nous ne sommes pas dans la célébration de la Valeur faite art, comme à la fondation Guggenheim de Bilbao par Frank Gehry (ou dans ce que fera après Libeskind en systématisant son expressionnisme), musée vide aussi, mais qui ne commémore rien, et qui n’a pas besoin d’œuvres puisqu’il suffit par lui-même à célébrer la puissance financière de conquête universelle. Dans le musée juif, même le zinc des murs est terne, et Libeskind a prévu qu’il s’oxyde et s’obscurcisse au fil des années. Loin du rayonnement de Gehry. Les balafres, cinglant au hasard les parois, n’en seront que plus saillantes. On descend pour rentrer, et l’espoir d’en sortir – par le jardin ou par l’escalier qui, du sous-sol où on rentre, remonte dans les salles – est nécessairement déçu. On ne sort pas de la Shoah, quoi qu’en disent les générations qui voudraient n’hériter que des « biens » qui les déresponsabilisent. Et même quand on a cherché à dissimuler la douleur des salles par des objets, des vitrines, des aménagements muséographiques, ont subsisté les angles qui nous barrent la vue. Et des colonnes vides que Libeskind a maintenu malgré les récriminations stupides de certains investisseurs. La communauté juive permet encore, à travers la Shoah, d’échapper à la Valeur. Même si, par ailleurs, la Shoah elle-même a été instrumentalisée par les sionistes. Même si, du reste, il existe tant de génocides qui sont niés… Le Musée Juif de Berlin, enraciné dans les fondements du bâtiment baroque qui le côtoie, est la manifestation parmi les plus réussies de l’architecture du XXe siècle, à sa toute-fin (certains la feront rentrer dans le « post-modernisme », ce qui ne serait pas faux), et pourrait peut-être illustrer l’architecture du XXIe siècle.




Thinkerview, Aurélien Barrau. Parmi les remarques, toutes justes de l’astrophysicien (mais comme Bégaudeau et d’autres, il semblerait que ce bon sens critique mâtiné d’humilité et de scepticisme soit devenu le la de la pensée, le parangon de la posture intellectuelle qui sonne juste), un détail qui fait écho à des débats fructueux : le regard vers la Préhistoire, et plus précisément au moment où l’humain était encore cueilleur-chasseur, avant sa sédentarisation. Logiquement, ce temps se pose comme un exemple paradigmatique où l’humain aurait vécu en harmonie avec la nature, prenant là où il y avait quelque chose à prendre, puis se déplaçant ailleurs sans forcer la Terre à donner plus qu’elle n’avait, la laissant paisiblement se régénérer. Peu d’empreinte, une sorte d’écoute, une forme de respect. Barrau, faisant écho à d’autres, balaye ce présupposé idéaliste : l’humain, même chasseur-cueilleur, bouleverse fondamentalement l’écosystème où il passe, vit, agit. Mais à ce constat suit une proposition : prendre en compte cette donnée irréductible, et mettre en place en conséquence une manière de vivre. C’est-à-dire inventer une nouvelle manière de vivre. Il faudrait développer cette idée : la technologie (qui est l’ensemble des pratiques et des productions par les « arts », technè, c’est-à-dire des faire et des savoir-faire) doit être dissociée de l’industrie, comprise comme la production financiarisée de biens dans un but de croissance économique, et non pas être condamnée avec elle, dans une perspective de pure barbarie. À vrai dire, même le mot industrie pourrait être sauvé (et, comme tous les mots, devrait l’être contre la récupération capitaliste). La technologie et l’industrie ainsi redéfinies ne sont plus seulement « compatibles » avec la « décroissance », mais aboutissent nécessairement à la remise en cause de cette notion de « croissance » jusqu’à l’annihiler. Il ne s’agit pas de croître – et Barrau ne pense pas, semble-t-il, autre chose – mais de (trouver et) maintenir un équilibre. Cet équilibre devrait être le critère économique qui remplacerait celui de croissance. Concevoir la nature non pas comme un réservoir de ressources, nous dit Barrau, mais comme l’organisme vivant qu’elle est.

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