vendredi 16 janvier 2015

Penser le livre contre le marché

Nous faisons d'abord le constat d'une mutation des modèles traditionnels qui impliquent le livre et la librairie, avec un peu de tristesse mais sans apitoiement, et nous cherchons ensuite, non pas à enrayer ces changements, mais à y déceler des dynamiques de détournement.
Il ne s'agit donc pas ici de vouloir sauver ce qui est déjà en train de disparaître (le livre et la librairie sous leurs formes actuelles) mais de repenser à la fois le medium et les media (la production et la diffusion), c'est-à-dire de penser le livre contre le marché.
Car ce sont des impératifs de marché qui ont d'abord développé le système éditorial (et culturel) tel que nous le connaissons et ce sont d'autres impératifs de marché qui aujourd'hui le démontent. Un de nos principaux objectifs est de proposer quelques solutions concrètes, afin de pouvoir vivre honorablement et sans concession d'une pratique quotidienne de création.

Tentative de clarification du problème

Autour du livre et de la librairie, entre ce qui est dénoncé, et ce qui se cache derrière ces dénonciations, la bonne foi et la peur (légitime assurément) se disputent la part raisonnable. plore-t-on la disparition d'un métier, la perte de privilèges ou la mise en péril de la « culture » ?
Ce sont des métiers qui sont d'abord en péril : libraire en premier lieu, puis éditeur, principalement à cause d'Internet. La librairie est mise en concurrence avec des acteurs économiques peu scrupuleux et économiquement très efficaces (Amazon, et – dans une moindre mesure pour l'instant – Google) ; l'éditeur souffre, en plus de cela, des nouvelles solutions d'édition rendues possibles par l'informatique (impression à coût réduit, voire dématérialisation du livre) qui lui font concurrence. L'auto-édition, par exemple, est devenue simple et efficace, et la mauvaise qualité (matérielle et intellectuelle) d'une majorité de livres vendus rend de plus en plus légitime et intéressante cette démarche alternative (d'autant plus qu'elle est un des moteurs du décloisonnement culturel et d'un véritable détachement par rapport aux discours et aux pratiques coercitives du marché : être efficace, être clair, être attractif, être vendeur, être dynamique, être performant, être connecté, etc).

Ce n'est pas d'en-haut que le système changera, toutes les formes de contrôle vertical donnent lieu à des manœuvres obscures (lobbies), des collusions, voire des corruptions. Le marché influe sur les politiques publiques plus efficacement que les résistances corporatistes. Les protections mises en place dans les années 80 (loi Lang du prix unique du livre en 1981) pour contrer d'autres géants économiques qui mettaient déjà en péril ces métiers (Fnac notamment) sont inopérants dans le paradigme actuel (modes du marché international, multiplication des possibilités d'accès à la culture – aux cultures – gratuitement ou sauvagement). On assiste, comme dans ces films de monstres japonais, à de faramineux combats de Léviathans : l’État contre l'Entreprise.
Mais ce qui est difficilement acceptable c'est qu'alors que l'on critique allègrement les politiques des gouvernements (quels qu'ils soient), notamment leur politique extérieure de spoliation des ressources d'anciennes colonies (au profit d'entreprises privées soutenues par les États ; encourageant en cela la corruption et le chaos : pétrole en Algérie, uranium au Mali, etc), on accepte très facilement et même on réclame que les fruits de ces spoliations servent – au moins à soutenir la culture. La distance du crime, et le silence, suffisent à rendre inoffensif l'argument majeur suivant (il est vrai qu'on peut alors inviter des artistes des pays pauvres à témoigner de ce que vivent les plus pauvres – dont ils ne sont jamais – « chez eux ») : accepter l'aide de l’État, c'est encourager efficacement ce que l'on dénonce par les mots, ce que l'on ne dénonce qu'en mots. C'est aussi de cette manière que fonctionne le mécanisme d'auto-critique du système (par exemple, pouvoir acheter « Le Comité invisible » à la Fnac est suffisamment éloquent sur la médiocrité dudit comité...).
Historiquement (sans nous attarder), le problème de cette culture d’État vient de loin, car elle est sinon un héritage de Richelieu, au moins celui de Jean Zay, et plus encore que de Lang, celui de Malraux, c'est-à-dire quand l'écrivain (l'artiste) est (re)devenu écrivain d’État...

Un autre aspect du problème est inhérent au modèle économique actuel (on le retrouve dans la plupart des secteurs d'activité) : c'est la surproduction. La surproduction de livres faits pour faire de l'argent et que les pauvres libraires sont obligés de mettre en avant pour continuer à travailler et diffuser les quelques autres livres faits pour d'autres raisons qu'économiques (et qui, soit dit au passage, ne sont pas tout le temps meilleures que celles-là).
La période qu'on nomme « Les Trente Glorieuses » voit l'apparition du livre de poche (1953) qui se développe pour créer un marché destiné à cette population qui accède de plus en plus facilement à des études supérieures. Il faut aussi développer la culture française pour contrecarrer la culture américaine. « Culture » n'est la plupart du temps qu'un synonyme de « propagande ». C'est un moyen de canaliser les énergies pour lesquelles les carcans d'avant-guerre sont devenus obsolètes. Pour le dire autrement, la généralisation des paradigmes de la consommation de masse a fait du livre un produit commercial comme un autre, facile à fabriquer, à un coût peu élevé, c'est-à-dire rentable. La démocratisation culturelle a fait de la culture un « secteur d'activité » dans lequel chacun peut espérer un métier, sinon bien payé, du moins « intellectuellement respectable ».


On déplore la mort du livre (annoncée et programmée). Pourtant, il est assez clair que le livre, depuis l'invention de l'imprimerie au XVe siècle (pour ne pas remonter aux tablettes de buis), n'a jamais connu une histoire à succès. Le livre est un objet de l'intime, de l'étude, du monastère, du canapé, du lit, de l'ombre et de la lumière de chevet, c'est un objet du coin. Lire est une soustraction au monde social.
On peut lire en public, lire en musique, mettre en musique un livre, faire une vidéo, etc, mais tout cela s'apparentera alors au spectacle plus qu'à la lecture. Le livre a toujours été cantonné à certains milieux restreints (les monastères et les bibliothèques, la chambre), et cela jusqu'à très récemment.
Pour ce qui est de la question qualitative, il suffit d'aller regarder les ventes hebdomadaires accessibles à tous dans Livre-Hebdo (ou le succès écrasant de Trierweiler et Zemmour) pour se convaincre qu'on lit de mauvais livres (si, du moins, on lit ce qu'on achète). Le métro est une bonne radiographie des lectures d'aujourd'hui.
Quand on dit que l'industrie du livre est en danger, on ne considère en effet que l'industrie elle-même. Si on affine le problème, le tableau est bien différent : on n'a jamais autant lu dans l'Histoire de l'Humanité que de nos jours ; on n'a jamais autant publié et imprimé de livres ; on n'a jamais autant produit d'argent grâce au livre. La belle affaire...


Penser le support

La disparition du livre tel qu'on le connaît aujourd'hui ne paraît pas alors un si grand mal. Ou peut-être, est-ce l'occasion de repenser le livre en tant que support, selon l'éthique dont on se dit doté.
Si le medium ne suffit pas entièrement à créer le message, il le structure et l'informe suffisamment pour s'imposer à lui. Le livre n'est pas qu'une forme, mais il est encore moins un contenu. Ce contenu a tendance même à jouer le rôle d'écran par rapport à la forme : il le cache, le dissimule, cherche à le rendre appréciable. Ne nous trompons pas : le but d'un livre pour ceux qui le vendent, pour ceux même qui l'impriment, parfois pour ceux qui l'écrivent, n'est que de fabriquer un produit consommable.
À quoi bon publier un livre à 100 000 exemplaires ? Quels livres, de toute façon, se vendent à cette échelle ? Si c'est le contenu qui compte, alors il pourra être diffusé autrement et plus simplement (via Internet). Si c'est le livre lui-même qui intéresse, il n'a pas besoin d'être produit à échelle industrielle. Mieux vaut que le livre redevienne un objet d'artisanat.
Le support livre doit être singulier. Sa forme doit être nécessitée par son contenu, et plus que cela : contenu et forme doivent être pensés ensemble. Il faut multiplier les formes du livre, jouer avec les formes autant qu'avec le contenu. Peut-être même l'écrivain ne peut-il pas (ne peut-il plus) écrire sans penser les media de diffusion et la forme de son livre (ce qui est déjà le cas pour les écrivains actifs sur le Web, dont l'exemple le plus connu est François Bon).
Le livre est un objet à s'approprier. Et effectivement, tout comme le spectateur s'approprie le monde utra-codifié de la publicité (il faut lire ou relire Michel de Certeau), le lecteur, la lectrice, s'approprient effectivement, contre le marché, des livres qui sont produits pour être consommés. Mais qu'on ait besoin de la formule tautologique « livre-objet » pour décrire un livre singulier prouve non seulement à quel point nous avons fait du livre un simple produit de consommation, mais aussi que toute tentative de faire du livre un objet d'appropriation (une extension du corps, et en quelque sorte un outil d'extraction) est entravée par des structures qui ont modifié le langage même, c'est-à-dire la manière de penser. Or le livre ne se consomme pas, et ne se pense pas non plus : il se manipule.


Pour une transformation du métier de libraire et des libraires

Repenser le support nécessite de repenser la librairie et le métier de libraire.
En quoi consiste le métier de libraire ? Se tenir au courant des parutions du secteur dont il s'occupe, constituer un fonds, acheter et vendre, mettre en place des offres promotionnelles, avoir le sens du relationnel (ce qui est, dans les faits, assez peu répandus, soit que le libraire est grognon – voire franchement bourru, – soit qu'il est hypocrite et méprise sa clientèle en demande du dernier best-seller inconsistant). Le métier évolue dans un sens assez positif, si l'on considère que la diversification des savoir-faire et des activités est un bien dans une carrière. Le libraire devient organisateur d'événements, il doit aussi devenir cafetier, voire barman. Et, surtout, désormais, ce doit être un amateur éclairé en informatique...
Or, pas systématiquement mais presque, on ne peut qu'admettre une incompétence quasi totale en informatique qui se targue de mépris mais qui est le fruit d'une incuriosité et d'une routine laborieuse. Le libraire ne voudrait être qu'un lecteur qu'on paye.
Décloisonner les savoirs et les savoir-faire, décloisonner les « secteurs d'activité », semblent être les meilleurs moyens de faire du nouveau. On critique le système mais on adopte ses pratiques. La communication se veut efficace : il faut viser un public, apprendre les codes qui permettront de vendre, faire de la littérature un spectacle. Faire du spectaculaire pour continuer à gagner sa croûte, et maintenir le métier de libraire sous un discours de résistance et de protestation pour ne pas avoir honte d'avoir à vendre des best-sellers pour rester ouvert – ce qui est la réalité quotidienne du métier...
Or, c'est bien pour ne plus subir les schémas étatiques ou industriels qu'il faut chercher à élargir les compétences et décloisonner les « secteurs ». Même si pour vivre il faut faire de l'argent, nous ne cherchons pas d'abord à vendre à tout prix : le libraire ne doit pas avoir à vendre des livres qu'il ne veut pas vendre, mais pour cela il doit proposer d'autres choses (ce qu'il voudra : papeterie, café, vin, pâtisseries même, etc, un bon livre et un bon vin, quoi de mieux ?). L'unité commerciale ne doit plus être celle inculquée et imposée par les « lois du marché », mais elle doit se construire sur d'autres dynamiques. Certains iront jusqu'à proposer que ce ne soit plus dans les librairies qu'on aille chercher les livres, mais dans les salons, les petits salons de la micro-édition et les caves les plus obscures des imprimeurs...
La librairie doit être, mais un lieu d'expérimentations. Elle doit être un lieu de rencontre, un lieu pour flâner, pour s'attarder, prendre un verre, se connecter à Internet, découvrir des publications, sous une forme concrète (certains livres ne disparaîtront pas) ou immatérielle (livres numériques, ressources électroniques, sites divers, etc), et surtout sous la forme d'objets « livre ».

Mais peut-être que le libraire doit surtout redevenir – au moins en partie – éditeur. Et vice-versa. Historiquement tout s'est complexifié et est devenu problématique quand les producteurs et les diffuseurs n'ont plus été une même personne. Les diffuseurs ne sont apparus à un certain moment donné que dans une certaine perspective. Le paradigme mutant, leur nature et leur rôle doivent tout simplement muter à leur tour. Le libraire ne diffusera plus (seulement) les livres des autres, il diffusera ceux qu'il fait.


Quelques autres pistes concrètes en guise de programme possible et de conclusion

Le livre ne disparaîtra pas, mais la librairie telle que nous la connaissons, sûrement. On trouve déjà un certain nombre d'endroits qui, ayant saisi l'absurdité de l'acharnement à vouloir faire perdurer le schéma actuel, cherchent à en tirer parti en expérimentant d'autres solutions. C'est toute une ère nouvelle, toute une palette de possibles !
À côté de cela, on voit se développer – comme un phénomène organique en réaction à la mutation des structures – des événements d'un intérêt majeur : les salons de l'édition, surtout les salons de la « micro-édition ». Ces salons sont près de chez nous, de Dunkerque à Marseille, de Brest à Strasbourg, à Troye, à Tours, à Toulouse, etc, en France comme à l'étranger, et ce sontque nous trouvons les viviers les plus fructueux d'une réflexion véritablement indépendante et doucement révolutionnaire.
Nous voyons d'autre part se multiplier les événements littéraires, qui ont à la fois pour objectif de mettre en avant les auteurs et les éditeurs, même si c'est encore beaucoup de spectacle (de spectacularité) et trop peu de mutations structurelles.
Nous voudrions nommer ces endroits et ces salons, mais nous ne les connaissons pas tous, et nous serions désolés de n'en citer que quelques-uns, au détriment des autres. Nous n'évoquerons donc que le lieu qui nous a formé (qui nous forme encore) : Le Cagibi à Lille, qui se veut (même si encore incomplètement) à la fois librairie et maison d'édition. Bien sûr il faudrait un portail Internet qui recense tout cela et permette, par un système de recherche avancée, de tri par critères, de trouver les lieux et les événements que nous ne connaissons pas et qui nous apporteraient ce que nous désirerions. Pour cela, il ne faut pas compter sur l'argent public, mais peut-être davantage – c'est une solution à la mode et efficace – sur un financement participatif (« crowdfunding »). Un tel appel à financement, dans l'état actuel d'exaspération généralisée, soutenu par une diffusion généreuse, serait facilement écouté. Ce portail pourrait aussi jouer le rôle de commerce électronique sur un mode décentralisé (chaque librairie prendrait en charge la gestion et l'envoi des livres) ce qui techniquement n'est pas de la plus haute difficulté, – permettant non seulement de proposer une alternative sérieuse au schéma actuel, mais aussi de faire vivre décemment des gens dont le métier ne serait plus de vendre.

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