Nous
faisons d'abord
le constat d'une mutation des modèles traditionnels qui
impliquent le livre et la librairie,
avec un peu de tristesse mais sans apitoiement, et nous cherchons
ensuite, non pas à enrayer
ces changements, mais à y déceler des
dynamiques de détournement.
Il
ne s'agit donc pas
ici
de vouloir sauver ce qui est déjà en train de disparaître (le
livre et la librairie sous leurs formes actuelles)
mais
de repenser à la fois
le medium et les media (la production et la diffusion),
c'est-à-dire de penser
le livre contre le marché.
Car
ce sont des impératifs de marché qui ont d'abord développé le
système éditorial (et culturel) tel que nous le connaissons et ce
sont d'autres impératifs de marché qui aujourd'hui le démontent.
Un de nos principaux objectifs est de proposer quelques solutions
concrètes, afin de pouvoir vivre honorablement et sans concession
d'une pratique quotidienne de création.
Tentative
de clarification du problème
Autour
du livre et de la librairie, entre
ce qui est dénoncé, et ce qui se cache derrière ces dénonciations,
la bonne foi et la peur (légitime assurément) se disputent la part
raisonnable. Déplore-t-on
la disparition d'un métier, la perte de privilèges ou
la mise en péril de la « culture » ?
Ce
sont des métiers qui sont d'abord
en péril : libraire en
premier lieu, puis
éditeur, principalement
à cause
d'Internet.
La
librairie est mise en concurrence avec des acteurs économiques peu
scrupuleux et économiquement très efficaces
(Amazon, et – dans une
moindre mesure pour l'instant – Google) ;
l'éditeur souffre, en plus de cela, des nouvelles solutions
d'édition rendues possibles par l'informatique (impression à coût
réduit, voire dématérialisation du livre) qui lui font
concurrence. L'auto-édition, par exemple, est devenue simple et
efficace, et la mauvaise qualité (matérielle et intellectuelle)
d'une majorité de livres vendus rend de plus en plus légitime et
intéressante cette démarche alternative (d'autant plus qu'elle est
un des moteurs du décloisonnement culturel et d'un véritable
détachement par rapport aux discours et aux pratiques coercitives du
marché : être efficace, être clair, être attractif, être
vendeur, être dynamique, être performant, être connecté, etc).
Ce
n'est pas d'en-haut que le système changera, toutes
les formes de contrôle vertical donnent lieu à des manœuvres
obscures (lobbies),
des collusions, voire des
corruptions. Le marché
influe sur
les politiques publiques
plus efficacement que les
résistances corporatistes.
Les protections mises en
place dans les années 80 (loi
Lang du prix unique du livre en 1981)
pour contrer d'autres géants économiques qui mettaient déjà en
péril ces métiers (Fnac notamment) sont
inopérants dans le paradigme actuel (modes
du marché international,
multiplication des
possibilités d'accès à la culture – aux cultures –
gratuitement ou
sauvagement). On assiste,
comme dans ces films de monstres japonais, à de faramineux combats
de Léviathans : l’État contre l'Entreprise.
Mais
ce qui est difficilement acceptable c'est qu'alors
que l'on
critique allègrement les politiques des
gouvernements (quels qu'ils soient),
notamment leur politique
extérieure de spoliation
des ressources
d'anciennes colonies (au
profit d'entreprises
privées soutenues
par les États ;
encourageant en cela
la corruption et le chaos : pétrole en Algérie, uranium au
Mali, etc), on accepte très
facilement et même on réclame que les fruits de ces
spoliations servent – au
moins – à
soutenir la culture. La
distance du crime, et le silence, suffisent à rendre inoffensif
l'argument
majeur suivant
(il est vrai qu'on
peut alors inviter
des artistes des pays pauvres à
témoigner de ce que vivent les plus pauvres – dont ils ne sont
jamais – « chez eux ») : accepter
l'aide de l’État, c'est encourager efficacement ce que l'on
dénonce
par les mots, ce que l'on ne dénonce
qu'en mots. C'est aussi
de cette manière
que fonctionne le mécanisme
d'auto-critique du système (par
exemple, pouvoir acheter
« Le Comité invisible » à la Fnac est suffisamment
éloquent sur la médiocrité
dudit comité...).
Historiquement
(sans nous attarder),
le problème de cette culture d’État vient
de loin, car elle
est sinon un héritage de
Richelieu,
au moins celui de Jean Zay, et plus encore que de Lang, celui de
Malraux, c'est-à-dire quand
l'écrivain (l'artiste)
est (re)devenu écrivain
d’État...
Un
autre aspect du problème est inhérent au modèle économique actuel
(on le retrouve dans la plupart des secteurs d'activité) :
c'est la surproduction. La surproduction de livres faits pour faire
de l'argent et que les pauvres libraires sont obligés de mettre en
avant pour continuer à travailler et diffuser les quelques autres
livres faits pour d'autres raisons qu'économiques (et qui, soit dit
au passage, ne sont pas tout le temps meilleures que celles-là).
La
période qu'on nomme « Les Trente Glorieuses » voit
l'apparition du livre de poche (1953) qui se développe pour créer
un marché destiné à cette population qui accède de plus en plus
facilement à des études supérieures. Il faut aussi développer la
culture française pour contrecarrer la culture américaine.
« Culture » n'est la plupart du temps qu'un synonyme de
« propagande ». C'est un moyen de canaliser les énergies
pour lesquelles les carcans d'avant-guerre sont devenus obsolètes.
Pour le dire autrement, la généralisation des paradigmes de la
consommation de masse a fait du livre un produit commercial comme un
autre, facile à fabriquer, à un coût peu élevé, c'est-à-dire
rentable. La démocratisation culturelle a fait de la culture un
« secteur d'activité » dans lequel chacun peut espérer
un métier, sinon bien payé, du moins « intellectuellement
respectable ».
On
déplore la mort du livre (annoncée
et programmée). Pourtant,
il est assez clair que le livre, depuis l'invention de l'imprimerie
au XVe siècle (pour ne pas
remonter aux tablettes de buis),
n'a jamais connu une histoire
à succès.
Le livre est un objet de
l'intime, de l'étude, du
monastère, du canapé, du
lit, de l'ombre et de la
lumière de chevet, c'est un objet du
coin. Lire est une soustraction au monde social.
On
peut lire en public, lire en musique, mettre en musique un livre,
faire une vidéo, etc, mais tout cela s'apparentera alors au
spectacle plus qu'à la lecture. Le livre a toujours été cantonné
à certains milieux restreints (les monastères et les bibliothèques,
la chambre), et cela jusqu'à très récemment.
Pour
ce qui est de la question
qualitative, il suffit
d'aller regarder les ventes hebdomadaires accessibles à tous dans
Livre-Hebdo (ou le succès
écrasant de Trierweiler et Zemmour)
pour se convaincre qu'on
lit de mauvais livres
(si, du moins, on
lit ce qu'on
achète). Le
métro est une
bonne radiographie des
lectures
d'aujourd'hui.
Quand
on dit que l'industrie du livre est en danger, on ne considère en
effet que l'industrie elle-même. Si on affine le problème, le
tableau est bien différent : on n'a jamais autant lu dans
l'Histoire de l'Humanité que de nos jours ; on n'a jamais
autant publié et imprimé de livres ;
on n'a jamais autant produit d'argent grâce au livre. La
belle affaire...
Penser
le support
La
disparition du livre tel qu'on le connaît aujourd'hui ne paraît pas
alors un si grand mal. Ou peut-être, est-ce l'occasion de repenser
le livre en tant que support, selon l'éthique dont on se dit doté.
Si
le medium ne suffit pas entièrement à créer le message, il le
structure et l'informe suffisamment pour s'imposer à lui. Le livre
n'est pas qu'une forme, mais il est encore moins un contenu. Ce
contenu a tendance même à jouer le rôle d'écran par rapport à la
forme : il le cache, le dissimule, cherche à le rendre
appréciable. Ne nous trompons pas : le but d'un livre pour ceux
qui le vendent, pour ceux même qui l'impriment, parfois pour ceux
qui l'écrivent, n'est que de fabriquer un produit consommable.
À
quoi bon publier un livre à 100 000 exemplaires ? Quels livres,
de toute façon, se vendent à cette échelle ? Si
c'est le contenu qui compte, alors il pourra être
diffusé
autrement et plus simplement
(via Internet).
Si c'est le livre lui-même qui
intéresse, il n'a pas
besoin d'être produit à échelle industrielle. Mieux
vaut que le livre redevienne un
objet d'artisanat.
Le
support livre doit être singulier.
Sa forme doit être
nécessitée par son contenu, et
plus que cela : contenu et forme doivent être pensés ensemble.
Il faut multiplier les formes du
livre, jouer avec les formes
autant qu'avec le contenu.
Peut-être même l'écrivain
ne peut-il pas (ne peut-il plus) écrire sans penser les media de
diffusion et la forme de son livre (ce
qui est déjà le cas pour les écrivains actifs sur le Web, dont
l'exemple le plus connu est François Bon).
Le
livre est
un objet à s'approprier. Et
effectivement, tout comme le
spectateur s'approprie le monde utra-codifié de la publicité (il
faut lire ou relire Michel de Certeau),
le lecteur, la lectrice,
s'approprient effectivement, contre
le marché, des livres qui
sont produits pour être
consommés. Mais
qu'on ait besoin de la
formule tautologique
« livre-objet »
pour décrire un livre
singulier prouve non
seulement à quel point nous
avons fait du livre un
simple produit de consommation, mais
aussi que toute tentative de faire du livre un objet d'appropriation
(une extension du corps, et en quelque sorte un outil d'extraction)
est entravée par des
structures qui ont modifié le langage même, c'est-à-dire la
manière de penser. Or
le livre ne se consomme pas,
et ne
se pense pas non plus :
il se manipule.
Pour
une transformation du métier de libraire et des libraires
Repenser
le support nécessite de repenser
la librairie et le métier
de libraire.
En
quoi consiste le métier de libraire ? Se tenir au courant des
parutions du secteur dont il s'occupe, constituer
un fonds, acheter et vendre,
mettre en place des offres promotionnelles, avoir
le sens du relationnel (ce qui est, dans les faits, assez peu
répandus, soit que le libraire est grognon – voire franchement
bourru, – soit qu'il est hypocrite et méprise sa clientèle en
demande du dernier best-seller inconsistant).
Le métier évolue dans un
sens assez positif, si l'on considère que la diversification des
savoir-faire et des activités est un bien dans une carrière. Le
libraire devient organisateur d'événements, il
doit aussi devenir cafetier, voire barman. Et,
surtout, désormais, ce doit être un amateur éclairé en
informatique...
Or,
pas systématiquement mais presque, on ne peut qu'admettre une
incompétence
quasi totale en informatique
qui se targue de mépris
mais qui est le fruit d'une incuriosité et d'une
routine laborieuse. Le
libraire ne voudrait être qu'un lecteur qu'on paye.
Décloisonner
les savoirs et les savoir-faire, décloisonner
les « secteurs d'activité »,
semblent être les meilleurs moyens de faire du nouveau.
On critique le système mais on adopte ses pratiques.
La
communication se veut efficace : il faut viser un public,
apprendre
les codes qui permettront de vendre, faire de la littérature un
spectacle. Faire du spectaculaire pour continuer
à gagner sa croûte, et
maintenir le métier de libraire sous un discours de résistance et
de protestation pour ne pas avoir honte d'avoir à vendre des
best-sellers pour rester ouvert –
ce qui est la réalité
quotidienne du métier...
Or,
c'est bien pour ne plus
subir les schémas étatiques ou industriels qu'il
faut chercher à élargir
les compétences et décloisonner
les « secteurs ». Même si pour
vivre il faut faire de l'argent,
nous
ne cherchons
pas d'abord à vendre à
tout prix : le
libraire ne doit pas avoir à
vendre des livres qu'il ne veut pas vendre, mais pour cela il doit
proposer d'autres choses (ce qu'il voudra : papeterie, café,
vin, pâtisseries même, etc,
un bon livre et un bon vin,
quoi de mieux ?).
L'unité commerciale ne
doit plus être celle inculquée et imposée par les « lois du
marché », mais elle doit se construire sur d'autres
dynamiques. Certains iront jusqu'à proposer que
ce ne soit
plus dans les librairies qu'on aille
chercher les livres, mais dans les salons, les petits salons de la
micro-édition et les caves
les plus obscures des imprimeurs...
La
librairie doit être, mais un lieu d'expérimentations. Elle doit
être un lieu de rencontre, un lieu pour flâner, pour s'attarder,
prendre un verre, se connecter à Internet, découvrir des
publications, sous une forme concrète (certains livres ne
disparaîtront pas) ou immatérielle (livres numériques, ressources
électroniques, sites divers, etc), et surtout sous la forme d'objets
« livre ».
Mais
peut-être que le libraire doit surtout
redevenir – au moins en
partie – éditeur.
Et
vice-versa. Historiquement
tout s'est complexifié et
est devenu problématique quand
les producteurs et les diffuseurs n'ont plus été une même
personne. Les diffuseurs ne
sont apparus à un certain moment donné que
dans une certaine
perspective. Le paradigme mutant, leur nature et leur rôle doivent
tout simplement muter à
leur tour. Le
libraire ne diffusera plus (seulement) les livres des autres, il
diffusera ceux qu'il fait.
Quelques
autres pistes concrètes en guise de programme possible et de
conclusion
Le
livre ne disparaîtra pas, mais la librairie telle que nous la
connaissons, sûrement. On
trouve déjà un certain nombre d'endroits qui, ayant saisi
l'absurdité de l'acharnement à vouloir faire perdurer le schéma
actuel, cherchent à en
tirer parti en
expérimentant
d'autres solutions. C'est
toute une ère nouvelle,
toute
une palette de possibles !
À
côté de cela, on voit se développer – comme un phénomène
organique en réaction à la
mutation des structures – des
événements d'un intérêt
majeur : les salons de l'édition, surtout les salons de la
« micro-édition ». Ces salons sont près de chez nous,
de Dunkerque à Marseille, de Brest à Strasbourg, à Troye, à
Tours, à Toulouse, etc, en
France comme à l'étranger,
et ce sont
là que
nous trouvons les
viviers les
plus fructueux d'une
réflexion véritablement indépendante et
doucement révolutionnaire.
Nous
voyons d'autre part se multiplier les événements
littéraires, qui ont à la
fois pour objectif de mettre
en avant les auteurs et les
éditeurs,
même
si
c'est encore beaucoup de spectacle (de spectacularité) et trop peu
de mutations structurelles.
Nous
voudrions nommer ces
endroits et ces salons,
mais nous ne les connaissons
pas tous, et nous serions désolés de n'en citer que quelques-uns,
au détriment des autres.
Nous n'évoquerons
donc que le lieu qui nous a formé (qui nous forme encore) : Le
Cagibi à Lille, qui se veut (même si encore
incomplètement) à la fois
librairie et maison d'édition. Bien sûr il
faudrait un portail Internet
qui recense tout
cela et
permette, par un système de recherche avancée, de
tri par critères, de
trouver les lieux et les
événements que
nous ne
connaissons pas et qui nous apporteraient ce que nous désirerions.
Pour cela, il ne faut pas compter sur l'argent public, mais peut-être
davantage – c'est une solution à la mode et efficace – sur
un financement participatif (« crowdfunding »). Un
tel appel à financement, dans l'état actuel d'exaspération
généralisée, soutenu par une diffusion généreuse, serait
facilement écouté. Ce
portail pourrait aussi
jouer le rôle de commerce électronique sur
un mode décentralisé (chaque librairie prendrait en charge la
gestion et l'envoi des livres) –
ce qui techniquement n'est
pas de la plus haute difficulté, – permettant
non seulement de proposer une alternative sérieuse au schéma
actuel, mais aussi de faire vivre décemment des gens dont le métier
ne serait plus de vendre.
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